La Science, on l’a déjà mentionné, avance généralement à petits pas. Cette progression est faite d’erreurs, de tâtonnements, de remises en cause, parfois même de retours en arrière. La grande majorité des scientifiques qui participent à cette marche en avant vers la compréhension du monde qui nous entoure sont honnêtes et lorsque l’un d’entre eux se trompe, c’est souvent de bonne foi. Il existe cependant – et comme partout – des brebis galeuses, qui par appât du gain ou plus souvent encore par recherche de gloire, trichent ou plagient. La communauté scientifique, tôt ou tard, finit par les confondre et il ne reste alors plus qu’à déplorer le temps perdu à arpenter ces impasses. Certains de ces égarements coupables sont restés célèbres : je pense notamment aux travaux du généticien soviétique Lyssenko dont il m’amusera peut-être un jour de rapporter ici les théories fantaisistes (c'est fait ! Voir le sujet : l'affaire Lyssenko).
Aujourd’hui, je voudrais revenir sur une autre affaire d’envergure qui défraya en son temps la chronique scientifique et plus particulièrement la paléontologie : la découverte en 1912, en Angleterre, de l’homme de Piltdown.
Le contexte
Depuis toujours, les paléoanthropologues recherchent ce qu’ils appellent « le chaînon manquant » entre les préhumains et l’homme moderne (voir le sujet le dernier ancêtre commun). A la suite de la parution de « l’origine des espèces » de Darwin, plusieurs publications avaient proposé des arbres généalogiques de l’Homme et toutes acceptaient l’idée qu’il existait quelque part, non encore découvert, le fossile d’un être intermédiaire entre les grands singes et l’homme d’aujourd’hui, le fameux chaînon manquant.
En ce tout début du XXème siècle, on dispose finalement d’assez peu d’éléments sur la lignée ayant pu conduire à homo sapiens : l’homme de Neandertal avait été découvert en 1856 et un hominidé plus ancien, le pithécanthrope (homo erectus) en 1887 à Sumatra. Entre les deux, rien ou à peu près. Neandertal, par « son aspect repoussant et archaïque » (aux yeux des savants de l’époque) ne pouvait être candidat comme ancêtre direct de l’homme moderne (c’est en fait un cousin) et homo erectus était trop ancien, archaïque lui-aussi.
Ajoutons à cela que, sur fond de chauvinisme national, les britanniques étaient plutôt désolés que la découverte de Neandertal ait eu lieu sur le continent (Allemagne et France principalement) : il n’en fallait pas plus pour qu’ils s’emballent à l’idée que ce chaînon manquant puisse être britannique, le « premier anglais » en somme.
La découverte
Par une belle journée de l’été 1899, un paléontologue amateur nommé Charles Dawson se promène dans la campagne anglaise du Sussex, à une cinquantaine de km au sud de Londres. Dawson n’est pas vraiment un inconnu : avocat de formation, il s’était très tôt passionné pour l’archéologie et la paléontologie, réalisant même quelques découvertes qui lui avaient valu une certaine notoriété au point que, ayant fait don de sa collection de fossiles au British Museum, il avait été accepté comme correspondant du Muséum d’Histoire naturelle anglais (il avait à peine 21 ans !).
Ce jour-là, Dawson remarque, à Piltdown, près d’une ferme, un chantier routier où on utilise une sorte de gravier rouge dont il pense qu’il pourrait être fossilifère. Il engage la conversation avec les ouvriers et obtient qu’on le prévienne si, au cours des travaux, il était découvert des fragments de squelettes supposés préhistoriques. Bonne pioche : peu après, on lui apporte des fragments de crâne certainement humains et assez anciens. Durant les trois ans qui vont suivre, il prospecte l’endroit et retrouve quelques débris complémentaires mais tout va changer en février 1912 lorsqu’il se met en rapport avec le président de la société de géologie de Londres, Arthur Woodward, pour lui apprendre qu’il a mis au jour quelque chose de vraiment intéressant : il s’agit d’un crâne (en fait cinq morceaux reconstitués) et d’une mâchoire qui présentent l’extraordinaire particularité d’être très moderne pour le crâne et encore simiesque pour la mâchoire. Or, il en certain, il s’agit des restes d’un même individu…
La consécration
Le lecteur doit se souvenir que nous sommes alors en 1912 et que les techniques modernes de datation (notamment par le carbone 14) ne sont pas encore découvertes. A l’époque, pour dater un fossile, on cherchait à repérer dans quelle couche géologique il avait été trouvé et quels étaient les autres fossiles présents au même endroit (de nos jours, on procède toujours ainsi pour une première approximation). Et c’est là que la découverte devient miraculeuse : dans la même couche de sédiments, on découvre des dents d’éléphants, d’hippopotames, etc., toutes vieilles de 500 000 ans, ce qui date le crâne de cette époque.
En juin de la même année, Dawson et Woodward se rendent à nouveau sur les lieux, en compagnie d’un membre du Muséum d’Histoire naturelle de Paris qui deviendra par la suite célèbre, le père Teilhard de Chardin. Les trois savants recueillent encore quelques morceaux de crâne et une hémi-mâchoire droite. Quoi qu’il en soit, la découverte de la mâchoire d’allure simiesque (logiquement reliée au crâne d’allure humaine) est d’importance, d’autant qu’elle possède encore quelques dents, des molaires, qui, elles, sont usées à la manière de celles des hommes…
La présentation de la découverte est faite le 18 décembre suivant au Muséum d’histoire naturelle britannique devant un auditoire subjugué : le fameux chaînon manquant tant recherché vient donc d’être identifié et Woodward va jusqu’à décrire un individu ayant vécu aux tous premiers âges de l’Homme, individu qu’il nomme Eoanthropus, c’est-à dire « l’homme de l’aube ». La nouvelle fait le tour du monde et, bientôt, « l’homme de Piltdown » devient une vedette incontestée de la paléontologie et des centaines de publications scientifiques vont lui être consacrées.
Dans un premier temps, les Français doutent de l’authenticité de la découverte puisqu’ils penseront longtemps qu’il s’agit des restes de deux individus, l’un incontestablement humain (le crâne) mais l’autre d’origine simiesque (la mâchoire). Les Anglais sourient devant ce qui leur semble être une manifestation de dépit. En 1913, toutefois, Teilhard de Chardin met au jour une dent, une canine, dont la nature simiesque certaine montre des signes d’usure typiquement humains. Dès lors la cause est entendue et l’homme de Piltdown entre de plain-pied - et comme pièce majeure - dans le grand musée de la paléoanthropologie.
La remise en cause
En 1924, en Afrique du sud, on découvre le premier fossile d’australopithèque dont la datation le situe comme étant âgé de plusieurs millions d’années, c’est à dire bien antérieurement au pithécanthrope. Son examen révèle que si son crâne est encore bien proche de celui des singes, sa mâchoire recèle déjà des caractéristiques humaines : on se trouve dans un cas de figure diamétralement opposé de celui de l’homme de Piltdown. Les premiers doutes s’installent sur la découverte de Dawson.
Face à la mise à jour de fossiles qui ne semblent pas aller dans le sens qu’il a proposé pour sa « découverte », en 1944, Woodward (Dawson est mort depuis longtemps) propose une explication un peu différente : pour lui, il existe deux lignées évolutives simultanées. La première intéresse les australopithèques, le pithécanthrope et Neandertal tandis que la seconde se rapporte exclusivement à l’homme de Piltdown.
Il faut attendre 1949 pour reconsidérer le problème. A cette époque, il existe en effet de nouveaux outils de datation, notamment la datation au fluor. Un paléontologue anglais de l’Institut d’Histoire naturelle de Grande-Bretagne, Kenneth Oakley, reprend le dossier et, grâce aux nouvelles techniques, arrive à la conclusion indubitable que le crâne de l’homme de Piltdown appartient en réalité à un humain vieux d’environ 40 000 ans. Quelques années plus tard, en 1953, un autre scientifique anglo-saxon démontre que la mâchoire du soi-disant chaînon manquant est bien celle… d’un singe. Dès lors la supercherie ne fait plus de doute, ce que le Muséum britannique finit par reconnaître.
En 1959, la paléontologie entre dans l’ère moderne avec les méthodes de datation au carbone 14. On réexamine le crâne de l’homme de Piltdown et les conclusions sont alors sans appel : le crâne appartient à un homme ayant vécu au Moyen-âge et date d’à peine 500 ans. Quant aux dents des animaux préhistoriques découvertes dans le sédiment de Piltdown, elles sont, elles, tout à fait authentiques mais proviennent d’Afrique du nord ! Le faux est certain… même s’il a trompé les meilleurs spécialistes durant plus de quarante ans.
La recherche des coupables
Une mystification de toute la communauté scientifique durant plus de quarante ans – et dans un domaine pointu – voilà qui n’est pas banal. Alors, évidemment, se pose l’incontournable question : qui ? De nombreux noms ont été avancés sans jamais emporter une conviction définitive. Il semble que Woodward, le président du Muséum d’Histoire naturelle anglais, ne soit pas en cause : on a plutôt tendance à voir en lui une victime dont la bonne foi a été abusée.
Plus intéressante est la personnalité de Dawson. Il paraît en effet difficile de penser qu’il n’ait pas d’une manière plus ou moins proche participé à l’édification de la supercherie. L’éminent paléontologue que fut Stephen J. Gould s’est penché sur la question. Ce dernier pense que, si Dawson avait l’opportunité, c’est Teilhard de Chardin qui avait les connaissances indispensables. Il est vrai que Teilhard (qui fut un scientifique de grand renom) n’a, par la suite, que très peu tenu compte de « l’homme de Piltdown » dans ses publications ultérieures comme si, comme le remarque Gould, il avait été au courant du peu de cas qu’il fallait faire du sujet. Alors, une farce de Teilhard vis-à-vis de Dawson et l’impossibilité de revenir en arrière ? Ou une mise en scène des deux pour se moquer d’une communauté scientifique un peu trop rigide ?
Reste une dernière hypothèse. Près de Piltdown résidait un personnage célèbre, Sir Arthur Conan Doyle, le propre père de Sherlock Holmes. Ce grand nom de la littérature internationale s’intéressait de très près au domaine paléontologique puisque travaillant à cette époque sur son ouvrage « le monde perdu ». Très épris de « bonnes blagues » et d’enquêtes difficiles, il aurait très bien pu intervenir jusqu’à fabriquer de toutes pièces cet imbroglio paléontologique…
On ne saura jamais le fin mot de l’histoire puisque tous les protagonistes possibles de ce psychodrame sont à présent morts depuis longtemps. Dans le fond, cela n’a pas une importance extrême. Ce qu’il faut en revanche retenir de cette escroquerie à la science, c’est que rien n’est jamais acquis et que les hypothèses les plus séduisantes doivent toujours être révisées à l’aune des connaissances nouvelles. Pour ma part, je pense que la résolution, même tardive, de cette affaire étrange est à mettre au crédit de l’esprit scientifique qui démontre ici qu’il sait toujours se remettre en cause. Comme le dit si bien l’adage : « on peut tromper quelqu’un tout le temps ; on peut tromper tout le monde un certain temps mais on ne peut pas tromper tout le monde tout le temps. »
Images
1. crânes comparés de chimpanzé, homo erectus et homme moderne (sources : ngzh.ch)
2. Charles Dawson (assis) et un de ses assistants (sources : age-of-the-sage.org)
3. Teilhard de Chardin (sources : the-savoisien.com)
4. le crâne de l'homme de Piltdown : crâne d'homme et mâchoire de singe (l'articulation avait été rognée pour faire disparaître la mauvaise adaptation) (sources : goatstar.org)
5. Holmes, célèbre détective, ici interprété par Basil Rathbone (sources : horror-wood.com)
Mots-clés : homme de Piltdown, Charles Dawson, australopithèque, homo erectus, Neandertal, Teilhard de Chardin, datation au carbone 14, Sir Arthur Conan Doyle
(les mots en blanc renvoient à des sites d'informations complémentaires)
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Mise à jour : 27 février 2023