Lorsqu’on se penche sur la reproduction sexuée des animaux (et donc de l’Homme), il semble qu’on soit confronté à un paradoxe dès lors que l’on veut intégrer celle-ci dans le grand mécanisme de l’évolution. Voyons cela de plus près.
Pour faire simple disons que la théorie de l’évolution explique la survie des espèces par la sélection naturelle. Cela veut dire que, parmi tous les animaux faisant partie d’un écosystème, seuls les plus aptes seront sélectionnés et donc susceptibles d’avoir la descendance la plus nombreuse. En effet, puisqu’il apparaît de temps à autre des modifications chez certains individus (par exemple par mutation génétique), s’il s’avère qu’une de ces modifications est favorable à l’espèce, qu’elle apporte un plus, l’individu qui en est porteur sera sélectionné, sa descendance se développant au point de supplanter les autres individus moins performants. Cette sélection strictement naturelle explique l’évolution des espèces durant les âges géologiques (qui sont très longs) et, à terme, la disparition de certaines espèces moins bien adaptées, par exemple à l’occasion d’une modification sensible du milieu.
Or la reproduction sexuée, dans une très grande majorité des cas, a entre autres recours à une parade nuptiale précédant l’accouplement (la formation des couples dans le but de procréer est appelé pariade); il s’agit là d’un comportement qui, dans le but d’attirer l’attention de la femelle (rarement l’inverse), met le mâle en grand danger puisqu’il devient également susceptible d’attirer l’attention des prédateurs de l’espèce… Dès lors, ne pourrait-on pas penser que cette attitude inhabituelle, d’autant plus visible que le sujet est performant, va à l’encontre de la théorie de l’évolution ? Cette mise en danger n’est-elle pas en définitive contradictoire avec la sélection naturelle ? On va voir que, bien au contraire, la pariade se situe parfaitement dans l’approche darwinienne et qu’elle en est même un des pivots les plus solides.
la pariade
En forgeant sa théorie il y a plus de 150 ans, Darwin s’était longuement interrogé sur la persistance d’un mécanisme qui, à première vue, aurait dû disparaître – car apparemment mal adapté - sous l’influence de la sélection naturelle. Mais, au juste, de quoi s’agit-il ?
Afin de permettre l’accouplement, les mâles (mais c’est le contraire chez les insectes et les arachnides) peuvent se parer d’ornements extraordinairement voyants (des caractères sexuels dits secondaires) tandis qu’ils recourent à un comportement au cours duquel ils paraissent « oublier » leurs habituelles précautions de sécurité. On peut, par exemple, citer l’exemple célèbre du paon qui s’agrémente d’une imposante traîne (il fait alors « la roue ») particulièrement handicapante s’il devait fuir un quelconque prédateur ou bien encore la cigale qui, par son craquètement, révèle à tous son emplacement. Ailleurs, certains oiseaux arborent des couleurs presque criardes (comme également certains poissons), couleurs qui les rendent visibles à de grandes distances. Chez les mammifères, on retrouve cette même caractéristique : les cerfs, par exemple, voient leurs bois se développer de façon parfois presque incapacitante. D’une manière plus générale, il existe presque toujours une différence de taille entre les individus de sexes opposés (les mâles sont souvent plus imposants chez les mammifères) et on parle alors de dimorphisme (l’autre orthographe, « dysmorphisme » étant également acceptée par l’usage bien que, stricto sensu, impropre). Au-delà de cette apparence donnant une impression de « mauvaise adaptation » au milieu, il existe toute une série de comportements instinctuels et de manèges rituels qui font que la période des amours, chez beaucoup d’espèces, rend les sujets très vulnérables. Il faut alors bien convenir que cette apparente inadaptation, si elle a perduré au fil du temps, doit apporter quelque chose aux espèces qui en sont dotées, c'est-à-dire la grande majorité.
la sélection sexuelle
Il s’agit en réalité d’une forme très particulière de la sélection naturelle qui n’existe, évidemment, qu’à la condition que les deux sexes de l’espèce soient parfaitement distincts. A la différence de la sélection naturelle, plus générale, la sélection sexuelle ne met pas en jeu la survie de l’individu puisque, même en cas d’échec, ce dernier aura le plus souvent les moyens de survivre. Le but en est la sélection par les femelles (ou l’inverse chez certains insectes) du mâle le plus performant, c'est-à-dire celui capable d’avoir le plus grand nombre de descendants les plus résistants possibles : cette notion de « pression évolutive » par les femelles a d’ailleurs eu bien du mal à être acceptée et ce n’est que depuis les années 1970 qu’elle n’est plus réellement discutée.
On décrit deux mécanismes distincts de sélection sexuelle : la compétition entre les mâles pour que le plus fort soit choisi pour la reproduction (c’est la sélection intrasexuelle) et la sélection par les femelles des mâles avec lesquels elles choisissent de copuler (c’est la sélection intersexuelle) ; la première explique les combats entre les cerfs ou les lions mâles tandis que la deuxième correspond à la queue du paon ou aux attributs dits « virils » des primates supérieurs (il s’agit évidemment d’exemples pris parmi des milliers d’autres).
Pour bien saisir les raisons de ces mécanismes, il faut comprendre que la transmission de ses gènes pour un individu est encore plus importante que sa propre survie. Nous autres humains sommes volontiers individualistes et nous avons du mal à percevoir que dans la Nature (voir sujet : indifférence de la nature) l’individu ne compte pas (ou si peu) et que c’est la survie et la transformation de l’espèce à laquelle il appartient qui importe : la pérennisation de l’espèce passe avant tout par les gènes et non par les individus qui n’en sont, en quelque sorte, que les dépositaires provisoires. On saisit alors mieux pourquoi ce sont les sujets les plus jeunes, les plus vigoureux – j’oserais dire les mieux adaptés – qui ont le plus de chance de transmettre leur patrimoine génétique.
Voilà la raison pour laquelle le dimorphisme ou les parades prénuptiales ritualisées sont d’une importance capitale pour la majorité des animaux, même au risque que les intervenants soient mis en péril : souvent, d’ailleurs, certains prédateurs profitent de cette période si spéciale qui précède l’accouplement de leurs victimes pour frapper plus aisément. Cela n’a, au fond, guère d’importance pour la sélection naturelle puisque les quelques individus perdus sont largement compensés par la sélection et la transmission de gènes (et donc d’une descendance) plus performants. Au-delà de la description brute des faits, il subsiste néanmoins une question : quel peut bien être le support – le support biologique – d’une telle adaptation ? Ou, dit autrement, existe-t-il un dispositif biologique ayant permis à l’évolution de se diriger dans cette direction si particulière ?
l'apport d’une mouche
Comme souvent en biologie de l’évolution, ce n’est pas l’étude de la faune animale dans son habitat naturel qui a apporté une réponse mais l’étude d’un petit animal de laboratoire, déjà célèbre pour avoir permis des avancées décisives en génétique : la mouche drosophila melanogaster, plus connue sous le nom de « mouche à vinaigre ». Cet insecte est depuis toujours particulièrement étudié par les biologistes car il allie le double avantage d’être facile à élever en laboratoire et de se reproduire très rapidement au point que, en quelques semaines, il est possible d’en obtenir des générations entières.
Comme l’indique son nom, la drosophile possède un ventre noir ou, pour être plus précis, les mâles de cette espèce possèdent cette caractéristique de pigmentation sur les deux derniers segments de leurs abdomens. Evidemment, ce n’est pas aussi spectaculaire que la roue du paon mais, là aussi, il s’agit indéniablement d’un caractère sexuel secondaire. D’ailleurs, les femelles drosophiles ne s’y trompent pas…
Depuis longtemps, on sait que cette pigmentation résulte d’un gène, appelé gène « bric-à-brac », dont l’activation supprime la coloration abdominale noire. On peut présenter cela autrement : ce gène est actif partout sur la femelle et partiellement sur le mâle (uniquement sur la partie antérieure de son abdomen). Alors, me direz-vous, pourquoi cette différence ? C’est là qu’une découverte récente présente un intérêt fondamental : on a pu mettre en évidence l’action d’un facteur de transcription (voir glossaire), appelé « doublesex », agissant sur le gène bric-à-brac. Ce facteur doublesex est une protéine qui active normalement le gène sauf dans la partie postérieure de l’abdomen du mâle car il diffère de celui de la femelle par quelques minuscules acides aminés… Ce sont donc de toutes petites variations dans la régulation des gènes qui explique les différences morphologiques parfois conséquentes entre les sexes. Mieux encore : on a pu se rendre compte que chez les ancêtres de la drosophile, l’abdomen n’était pas coloré ce qui laisse supposer que, avec le temps, ce caractère a été sélectionné par l’évolution et notamment la sélection sexuelle. Un individu drosophile a, un jour, au cours d’une très légère mutation, présenté le caractère « ventre noir » et ce caractère ayant attiré l’attention des femelles, ce mâle porteur de la différence a pu multiplier sa descendance jusqu’à éclipser les non-porteurs.
l’évolution, encore et toujours
La Nature n’invente que rarement du neuf car, pour des raisons évidentes d’économie, il est plus facile de « faire avec du vieux ». C’est la raison pour laquelle elle a souvent recours à des « bricolages ». Ainsi, des variations parfois infimes apparaissent, variations le plus souvent en rapport avec des mutations qui, selon le milieu qui lui aussi se transforme, seront ou non retenues dans la grande machinerie de l’évolution. Bien sûr, cela ne se fait pas en un an, ni en mille, mais au long de dizaines de milliers de siècles : n’oublions jamais que au moins trois milliards et demi d’années nous séparent du début de l’émergence de la Vie sur Terre. Cela en fait des générations d’êtres et d’espèces aujourd’hui disparus ! L’Homme est un animal récent si l’on juge à l’aune de ces chiffres. C’est encore plus récemment qu’il a commencé à transformer le monde dans lequel il vit. D’une certaine manière, il est admirable que les civilisations humaines puissent se développer aussi vite mais il existe un écueil : le monde biologique se transforme beaucoup, beaucoup plus lentement. Il ne faudrait pas que ce qui fait la force immense de nos civilisations les conduisent prématurément à leur perte.
Glossaire
Facteur de transcription : dans la cellule, ce sont des protéines qui agissent sur l’expression des gènes. Elles peuvent se lier à l’ADN pour y déclencher cette expression ; elles peuvent aussi se lier à d’autres facteurs de transcription et réguler ainsi l’expression des gènes. Certains facteurs de transcription entrent en action après s’être eux-mêmes liés à des substances provenant de l’extérieur de la cellule (des hormones, par exemple). Leurs interactions complexes sont un aspect essentiel de la vie cellulaire. (Sources : Science & Vie, décembre 2008, n°1095, 107).
Images
1. combat de cerfs (sources : francois.ribeaudeau.org)
2. paon faisant la roue (sources : fond-ecran-image.com)
3. parade nuptiale de grèbes hubbés (sources : synellkox.spaces.live.com)
4. drosophila melanogaster (sources : pagesperso-orange.fr)
5. tête de drosophile (sources : membres.lycos.fr/doublemouche)
Mots-clés : évolution, sélection naturelle, sélection sexuelle, reproduction sexuée, pariade, parade sexuelle, caractères sexuels secondaires, dimorphisme, Darwin, gènes, drosophile, drosophila melanogaster, facteur de transcription
(les mots en gris renvoient à des sites d'informations complémentaires)
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Mise à jour : 25 février 2023