J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer ici le créationnisme et son avatar actuel, le Dessein intelligent. A l’occasion du centième article publié sur ce blog, je souhaiterais revenir sur cette nouvelle forme d’obscurantisme : sa progression dans le monde, notamment sur des esprits peu préparés à la discussion théorique, est préoccupante et ce d’autant que cette idéologie – qui devrait rester du domaine privé – est un danger mortel pour la pensée et la méthode scientifiques.
Le créationnisme défend l’idée que l’origine du monde - et singulièrement de l’espèce humaine - est de nature divine. Pour aller au-delà de la simple affirmation, ses tenants actuels avancent la « nature scientifique » de leur idéologie (l’« Intelligent Design » ou Dessein intelligent) en certifiant qu’il s’agit là d’une « science » à discuter au même titre que l’évolutionnisme darwinien. En fait, on a affaire à une remise en cause de la pensée scientifique – pas seulement de la théorie de l’Evolution - et nous allons voir pourquoi.
Autonomie de la science
Il aura fallu quatre siècles pour que la science s’autonomise vis-à-vis de la religion. C’est en effet à Galilée et à Descartes (voir annexe) que l’on doit l’énoncé du « postulat d’objectivité » au XVIIème siècle. De quoi s’agit-il ? On peut le résumer en quatre points :
* L’objectivité (qui s’oppose à la subjectivité) ne concerne qu’un discours s’appuyant sur des faits.
* Elle requiert des énoncés évitant tout recours à des notions obscures, par exemple une finalité.
* Cette objectivité s’appuie sur des concepts précis permettant la quantification d’une expérience (langage mathématique, dispositif instrumental précis et non subjectif, etc.).
* L’objectivité, enfin, repose sur une approche de la théorie où l’expérience contrôle les constructions intellectuelles de départ : c’est l’ensemble du monde scientifique qui, ensuite, valide le concept dont les preuves expérimentales sont toujours reproductibles.
Le but de cette approche est d’empêcher le raisonnement finaliste qui « explique » un élément en fonction de son préjugé initial : un raisonnement scientifique ne peut et ne doit pas s’appuyer sur une conclusion déterminée au préalable. C’est le chancelier Bacon, puis Spinoza un peu plus tard, qui insistèrent tout particulièrement sur ce point fondamental, une argumentation reprise par les Encyclopédistes du XVIIIème siècle (notamment d’Alembert).
Créationnisme et Dessein intelligent
Le créationnisme des débuts (dit littéraliste) est une doctrine religieuse qui explique que l’Univers, et donc la Vie sur Terre, a été créé par Dieu selon la lecture textuelle de la Bible et, de ce fait, elle s’oppose à la théorie de l’Evolution adoptée par l’ensemble des scientifiques. Il s’agit d’une approche fondamentaliste, née vers la fin du XIXème siècle chez les protestants du nord de l’Amérique reprenant les théories intégristes préexistantes. On y prétend que le monde a été crée par Dieu en six jours de vingt-quatre heures, certains partisans de la théorie, comme l’archevêque anglican James Ussher, précisant même – d’après sa lecture de la Bible – que cette création aurait eu lieu le 23 octobre 4004 avant J.C. Que cette doctrine soit rejetée par l’ensemble des communautés religieuses du reste du Monde n’en entrave pas son succès… d’autant que, conscients de la naïveté de telles affirmations, les créationnistes modernes ont revu leur copie en inventant une approche pseudo-scientifique dite du « dessein intelligent ».
Les défenseurs du dessein Intelligent réintroduisent le créationnisme sans jamais citer la notion de Dieu. Ils soutiennent que leur approche est scientifique, matérialiste et même « testable ». Ils affirment simplement que la théorie de l’Evolution par la sélection naturelle ne suffit pas pour expliquer l’origine, la diversité et la complexité de la vie. Ils y ajoutent même le principe de « complexité irréductible », c'est-à-dire que certains éléments biologiques paraissent si complexes qu’il serait invraisemblable qu’ils aient pu progressivement naître « par hasard » : tous ces éléments seraient en réalité apparus simultanément pour être d’emblée parfaitement fonctionnels (Michael Behe). De ce fait, l’Evolution est forcément guidée par un être supérieur qui poursuit un but intelligent au sein de l’Univers.
Il s’agit à l’évidence d’une théorie totalement indémontrable et même antiscientifique puisque, comme on l’a déjà dit, une théorie scientifique réelle ne peut pas s’expliquer en fonction d’une finalité présupposée.
Qu’à cela ne tienne, les partisans de cette pseudo-science s'efforcent d'introduire par tous les moyens leur idéologie dans les écoles américaines (ce qui leur a toujours été refusé jusqu’à présent), allant jusqu’à intenter des procès pour avoir gain de cause, aidé parfois par certains grands noms de la vie publique (comme le Président George W. Bush lors de son dernier mandat).
En France, il y a quelques mois, le créationnisme, musulman cette fois, a cherché à investir l’Education nationale en adressant des milliers d’exemplaires gratuits d’un ouvrage (« l’atlas de la Création » rédigé à grands frais par un « intellectuel » turc, Adnan Oktar). Les autorités réagirent sainement en interdisant la diffusion du livre auprès des écoliers (voir : évolution et créationnisme ).
Le créationnisme fait donc un retour en force ces dernières années, en Amérique du nord certainement, mais aussi dans nombre de pays musulmans, d’où la vigilance qui s’impose à tous pour lutter contre ces doctrines mortifères.
Au delà de ce débat quelque peu théorique, je souhaite à présent revenir sur quelques éléments manifestement mal compris (ou volontairement ignorés) par les tenants du Dessein intelligent.
Créationnisme et évolutionnisme
Dans un sujet précédent (voir : réponses aux créationnistes ), nous avions eu l’occasion de discuter un certain nombre d’arguments à opposer aux créationnistes. On pourra s’y reporter mais, aujourd’hui, précisons quelques vérités dérangeantes pour nos intégristes : il va de soi que ces quelques réflexions ne sauraient être exhaustives.
* l'unité du vivant : tous les êtres vivants (depuis un arbre jusqu’à un gorille en passant par une mouche) ont le même type de code génétique régulant des protéines semblables. On sait que notre ADN, par exemple, est à 98% commun avec celui du chimpanzé : n’a-t-on pas là l’évidence d’une origine commune, les différences étant survenues au fil des millions d’années ?
* le temps : nos créationnistes ne prennent jamais en compte les temps géologiques, si étendus (des centaines de MILLIONS d’années) qu’il nous est bien difficile de les concevoir (voir : distances et durées des âges géologiques ). On comprend comment, petit à petit, avec des erreurs, des impasses et des retours en arrière, l’Evolution a modulé le vivant jusqu’à aboutir à ce qu’il est aujourd’hui.
* le premier être humain : en évoquant la longue filiation ayant conduit à l’homme moderne (voir : le dernier ancêtre commun ), nous en avons conclu qu’il était illusoire de rechercher un sujet unique ; dans la savane africaine qui fut arpentée durant des millions d’années par des australopithèques et des dizaines d’espèces d'homo, il coexista nombre de préhumains ayant les uns et les autres quelques uns des caractères qui conduisirent à homo sapiens. C’est la sélection naturelle qui a permis la conservation ou non de ces caractères et l’apparition de l’homme moderne : il n’existe donc pas d’ancêtre commun pouvant être individualisé…
* les anatomies analogues : pour les mammifères (mais c’est aussi vrai à plus grande échelle pour tous les chordés), on retrouve un agencement commun. Par exemple, le bras de l’homme et la nageoire de la baleine possèdent chacun 30 os et 17 articulations. Toutefois, pour faire de la nageoire de la baleine une sorte de rame, l’Evolution a figé 16 des 17 articulations en question : de nombreuses formes intermédiaires de cette modification ont dû disparaître au fil du temps, la sélection naturelle étant à l’œuvre.
* l'unité embryonnaire : tous les vertébrés ont des formes embryonnaires semblables. Un embryon de poisson, d’oiseau et d’homme passent tous par le stade des fentes brachiales, totalement inutiles pour les deux derniers : c’est le vestige d’une origine commune.
* la sélection naturelle : c’est elle qui, au fil du temps, permet le maintien de l’espèce la plus apte à dominer un milieu donné. Il faut beaucoup de temps pour que cette sélection s’opère. Beaucoup de temps ? Pas toujours si l’on songe aux bactéries qui acquièrent si rapidement des résistances aux antibiotiques : une forme accélérée de la sélection naturelle !
* les fossiles communs : en évoquant la tectonique des plaques (voir : la dérive des continents ou tectonique des plaques ), nous avons remarqué que certains fossiles bien précis n’apparaissent que dans des strates géologiques ayant eu il y a fort longtemps un passé commun et nulle part ailleurs. C’est même une des preuves de la dérive des continents… N’en déplaise à Chateaubriand (par ailleurs, remarquable écrivain), les fossiles d’animaux qui, selon lui, n’auraient jamais existé, ne sont pas que des artefacts disposés par Dieu pour troubler l’homme dans le jugement de son histoire !
* les caractères convergents : des espèces ayant le même mode de vie possèdent des adaptations voisines bien qu’ayant des ancêtres très différents. C’est le cas du requin, de l’ichtyosaure et du dauphin qui ont une forme semblable leur permettant de se déplacer facilement dans l’eau : on parle alors « d’évolution convergente »… pouvant aller jusqu’au mimétisme (voir : le mimétisme, une stratégie d'adaptation )
* la complexité progressive : les créationnistes parlent de complexité irréductible ce qui est un non sens. Un exemple fameux est celui de la formation de l’œil présent chez bien des espèces vivantes : on se reportera au sujet dédié (voir : l'oeil, organe phare de l'évolution ) pour comprendre combien ce mécanisme est au contraire une preuve quasi-parfaite de l’Evolution…
* les extinctions de masse : 99% des espèces ayant vécu sur notre globe ont aujourd’hui disparu. Comment peut-on imaginer qu’un créateur intelligent ait pu les faire apparaître pour les faire inévitablement périr ? Seule l’Evolution – et la sélection naturelle – apportent une réponse crédible à cet état de fait.
* L’indifférence de la Nature : nous avons déjà remarqué combien la nature était – en apparence – impitoyable. Lutte pour la survie, carnivores chassant les herbivores, parasitisme destructeur et progressif, la Nature peut nous sembler cruelle : elle n’est seulement qu’indifférente (voir : indifférence de la Nature )
On pourrait poursuivre cette énumération tant les exemples abondent pour ceux qui veulent bien les voir mais j’ai peur de lasser le lecteur. On aura compris que notre monde n’est certainement pas celui imaginé par les créationnistes, fussent-ils les tenants d’un « dessein intelligent » qui ne dit pas son nom.
le créationnisme est une idéologie
Depuis Claude Bernard, on sait que seule la méthode expérimentale est en mesure de faire progresser nos connaissances scientifiques. Encore faut-il qu’elle soit appliquée avec rigueur : il ne saurait être question de la mettre en pratique pour apporter des réponses déjà décidées dès le départ…
S’appuyant sur des données tronquées et des argumentations biaisées, parfois même sur des falsifications, éliminant lorsque cela les arrange les faits qui ne cadrent pas avec leurs présupposés, les créationnistes du Dessein intelligent veulent entraver les avancées scientifiques. Ils ne cherchent, au bout du compte, qu’à imposer une pensée unique, ramenant du même coup la Science quatre siècles en arrière.
Il ne faut pas s’y tromper : il s’agit là d’une authentique régression intellectuelle, voire sociale et politique. Cette confusion habilement installée entre croire et savoir ne peut que conduire au retour de pratiques irrationnelles et obscurantistes. Au-delà de la Science qui est expressément visée, c’est notre liberté de penser qui est en jeu.
Annexe : le postulat d’objectivité
« Qu’il ne faut point examiner pour quelle fin Dieu a fait chaque chose, mais seulement par quel moyen il a voulu qu’elle fut produite. Nous ne nous arrêterons pas aussi à examiner les fins que Dieu s’est proposées en créant le monde, et nous rejetterons entièrement de notre philosophie la recherche des causes finales ; car nous ne devons pas tant présumer de nous-mêmes, que de croire que Dieu nous ait voulu faire part de ses conseils : mais, le considérant comme l’auteur de toutes choses, nous tâcherons seulement de trouver par la faculté de raisonnement qu’il a mise en nous, comment celles que nous apercevons par l’entremise de nos sens ont pu être produites ; et nous serons assurés, par ceux de ses attributs dont il a voulu que nous ayons quelque connaissance, que ce que nous aurons une fois aperçu clairement et distinctement appartenir à la nature de ces choses a la perfection d’être vrai. »
René Descartes, Principes de la philosophie, I, 28 in Œuvres philosophiques, t ;III, Garnier, 1963-1973, p.108.
(in les dossiers de la Recherche, avril 2012, n°48, p.20)
Sources
. Wikipédia France
. revue les dossiers de la Recherche, n° 48, avril 2012
. www.astrosurf.com/nitschelm/creationnisme.html
. www.hominides.com/html/theories/dessein-intelligent-design.php
. www.philolog.fr/en-quoi-consiste-lobjectivite-scientifique/
Images
1. Jesus-Christ et les dinosaures (sources : www.histoire-fr.com)
2. René Descartes (sources : fr.wikipedia.org)
3. Spinoza (sources : lemondedesreligions.fr)
4. créationnisme américain (sources : sceptiques.qc.ca)
5. squelettes comparés de l'homme et de la baleine (sources : sciencesnaturelles.be)
6. anatomie de l'oeil (sources : votreopticien.com)
7. Claude Bernard (sources : cosmovisions.com)
pour lire les légendes des illustrations, passer le pointeur de la souris dessus
Mots-clés : dessein intelligent - Galilée - René Descartes - postulat d'ojectivité - Bacon - Spinoza - d'Alembert - complexité irréductible - code génétique - temps géologiques - sélection naturelle - tectonique des plaques - convergence anatomique - extinctions de masse - indifférence de la Nature - Claude Bernard
(les mots en gris renvoient à des sites d'informations complémentaires)
Sujets apparentés sur le blog
1. les mécanismes de l'évolution
3. réponses aux créationnistes
6. distances et durées des âges géologiques
7. le hasard au centre de la Vie
8. la dérive des continents ou tectonique des plaques
9. le mimétisme, une stratégie d'adaptation
10. placentaires et marsupiaux, successeurs des dinosaures
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mise à jour : 9 mars 2023