Les lois de l’évolution sont souvent difficiles à comprendre, même pour ceux qui les abordent sans préjugés. Il est tout d’abord difficile pour le cerveau humain de concevoir l’extraordinaire pouvoir du temps, les centaines de millions d’années qui se sont écoulées depuis l’apparition sur notre planète des premiers organismes d’où proviennent aujourd’hui tous les êtres vivants (voir :distances et durées des âges géologiques). Il y a ensuite la complexité de certains comportements animaux dont on a peine à croire qu’ils n’ont pas été d’emblée prévus comme finalisés (nous avons souvent eu l’occasion de l’évoquer dans ce blog) (voir par exemple : comportements animaux et évolution).
À l’aide de quelques exemples, je souhaiterais souligner l’incroyable faculté d’adaptation des insectes, ces petits compagnons de notre vie sur Terre, souvent négligés par l’homme, du moins lorsqu’il n’est pas directement concerné par leur présence plus ou moins agressive.
UNE ADAPTATION INTELLIGENTE
Une physiologie très spéciale
Les insectes, avancent certains scientifiques, dominent la Terre et c’est probablement vrai si l’on considère par exemple l’omniprésence des fourmis à la surface du globe Ils ont su s’adapter aux changements de leurs conditions de vie et, bien sûr, ils n’ont pas toujours été ce qu’ils sont aujourd’hui. Nous avons eu l’occasion d’écrire un article sur les insectes géants du carbonifère (voir : les insectes géants du carbonifère) qui, de nos jours paraîtraient totalement monstrueux. La diminution de la taille de ces animaux fut ici la conséquence d’un changement important dans l’atmosphère terrestre : la baisse du taux d’oxygène dans l’air ambiant. Les insectes ont donc dû s’adapter pour continuer à exister et, partant, développer des talents cachés. En voici quelques exemples :
* la petitesse extrême pour devenir (presque) invisibles et échapper aux prédateurs. C’est le cas d’une guêpe parasite minuscule (mymaridae) puisque
sa taille est inférieure à 2 mm, les mâles étant encore plus petits, mesurant au maximum 1,5 mm, soit le diamètre de deux cheveux. Ils vivent aux dépens d’insectes plus gros (cochenilles, punaises, etc.) qu’ils infestent pour pondre leurs œufs qui finiront par tuer leur hôte après s’en être nourri (un classique dans le mondes des insectes et assimilés).
* la déformabilité : les blattes (6000 espèces différentes) sont les championnes des introductions difficiles. Elles possèdent en effet un exosquelette qui leur permet de s’aplatir et de franchir de minuscules interstices avant, une fois sortis, de filer à la vitesse de l’éclair (cinquante fois la longueur de leurs corps par seconde ce qui, ramené à l’échelle humaine, avoisine les 800 km/h…).
* La vitesse : de nombreux insectes cherchent à échapper à un prédateur souvent bien plus gros qu’eux en développant des rapidités de déplacement qui, proportionnellement à leur taille, paraissent extraordinaires : le taon est un diptère (c'est-à-dire un insecte ne possédant qu’une seule paire d’ailes) qui peut atteindre l’incroyable vitesse en vol de 150 km/h ce qui en fait un des insectes les plus rapides. Par comparaison, une abeille peut néanmoins voler entre de 9 à 50 km/h.
Au sol, le criquet pèlerin (Shistocerca gregaria) est un champion inégalé puisqu’il peut atteindre les 35 km/h tandis que pour le vol on soulignera les prestations d’un papillon, la noctuelle du maïs (Helicoverpa zea) qui peut quant à elle atteindre 25 km/h.
* la puissance : c’est par exemple le cas du plus gros coléoptère connu, le scarabée Titanus giganteus (Les coléoptères sont des insectes dotés d'élytres, c'est-à-dire d’ailes antérieures durcies protégeant les ailes véritables). Titanus qui vit dans la forêt amazonienne, notamment en Guyane, peut atteindre près de 17 cm et ses mandibules sont assez puissantes pour casser en deux un crayon.
* un allongement de la durée de vie : c’est le cas de la cigale (insecte hémiptère) qui passe l’essentiel de sa vie sous forme larvaire dans la Terre. Magicicada septendecim vit dans l’est des États-Unis et est appelée la cigale dix-sept ans parce que c’est exactement le temps qu’elle passe enfouie dans le sol avant de sortir, de s’accoupler puis mourir. Le but ? Dix-sept ans n’est pas le fruit du hasard, du moins à l’origine : c’est un nombre qui n’est le multiple d’aucun nombre entier et, dès lors, il est rarissime que l’année de sortie des cigales coïncide avec un pic d’abondance de ses prédateurs. Sélection naturelle à l’évidence…
* le saut en hauteur et on pense ici bien entendu aux puces et c’est effectivement la puce du chien (ctenocephalides canis) qui détient le record puisque, mesurant seulement 2 mm, elle est capable de sauter 25 cm soit 125 fois sa taille : elle se réceptionne sur ses pattes qui lui servent d’amortisseurs ce qui fait qu’elle ne se signale à son hôte que lors de sa piqure
Une morphologie adaptée
D’autres insectes survivent à leurs prédateurs grâce à leur morphologie hautement spécialisée (obtenue évidemment par des millions de générations confrontées à la sélection naturelle). Ils peuvent alors adopter des moyens de défense (ou de dissuasion) très élaborés, le plus souvent par mimétisme müllérien dont on rappelle qu’il s’agit ici pour la potentielle victime de « copier » des attributs d’espèces toxiques afin de dissuader un éventuel agresseur (voir aussi : le mimétisme, une stratégie d'adaptation). En voici quelques exemples :
* les cicadelles sont des insectes hyménoptères dont il existe de nombreuses variétés : l’une d’entre elles, la cicadelle bocydium globulare qui vit en Amazonie ressemble à une sorte de petit hélicoptère avec des appendices en forme de boules sortant de son thorax (photo en en-tête) ; les entomologistes se sont longtemps demandé quel pouvait être l’avantage évolutif d’une telle apparence avant de se rendre compte que cela la faisait ressembler à un champignon parasite et toxique, une façon efficace de décourager les prédateurs.
* la nymphe du criquet présente une couleur qui est un avertissement de toxicité pour d’éventuels prédateurs. Le criquet pèlerin (Schistocerca gregaria) dont on connaît les ravages qu’il commet en Afrique change de couleur pour mieux se dissimuler en phase grégaire alors que le criquet égyptien (Anacridium aegyptium) voit ses couleurs et ses motifs se modifier afin de paraître plus effrayant.
* d’autres insectes comme la punaise bijoux (Chrysocoris stollii) affiche des couleurs vives et changeantes afin de dissuader un quelconque prédateur de l’attaquer, lui signalant ainsi qu’elle est toxique et désagréable à manger. Bien d’autres insectes utilisent des artifices identiques comme les membracides, petits insectes suceurs de sève qui possèdent des excroissances sur la partie dorsale antérieure du thorax (épines, cornes, ailettes, etc.) variant suivant les espèces et pouvant les faire ressembler à des fourmis en position d’attaque, une dissuasion souvent opérante.
Un comportement spécialisé
Outre leur morphologie, les insectes ont su découvrir des comportements adaptés que nous trouverions certainement abominables dans nos sociétés mais qui leur permettent de survivre dans le petit monde terrifiant qui est le leur.
* le cannibalisme : tout le monde connaît le cannibalisme de la mante religieuse, cannibalisme sexuel au demeurant puisqu’il survient lors de l’accouplement : la femelle dévore le mâle en commençant par la tête puis en grignotant un ganglion nerveux qui « stimule » l’activité sexuelle de ce qui reste de son compagnon. En se laissant dévorer, le mâle se sacrifie en fait pour son espèce en améliorant sa descendance… Bien d’autres espèces d’insectes ont recours au cannibalisme : fourmis, guêpes, scarabées, mouches, etc. ne cherchant ainsi qu’à répondre à une compétition autour des différentes ressources du milieu. Mais plutôt que d’abandonner un cadavre, pourquoi ne pas profiter de ses qualités nutritives, du coup faciles d’accès ? D’un point de vue humain, cela peut paraître cruel mais il n’y a pas de cruauté dans la nature, seulement une lutte pour survivre et s’assurer la meilleures descendance possible. La nature est simplement indifférente.
* l’ingestion des enfants : voilà une pratique difficile à appréhender pour l’esprit et pourtant, dans le monde des insectes, elle peut se comprendre. Un coléoptère nécrophage, nicroforus, est doté d’un odorat performant qui peut déceler la mort dès qu’elle survient ; il creuse sous le cadavre d’un oiseau ou d’un petit mammifère comme une souris afin de le dissimuler car la concurrence est rude avec les fourmis et autres diptères nécrophages. La femelle nicroforus estime alors la taille du cadavre et pond des œufs en conséquence. Toutefois, il lui arrive de se tromper ou que les conditions du milieu aient changé : afin de réguler sa descendance en fonction des ressources disponibles, elle n’hésitera pas à dévorer les larves surnuméraires… Ce n’est pas le seul insecte à avoir recours à ce type de comportement. Rien, jamais, ne doit se perdre.
* l’autolyse : dans un précédent article (voir : insectes sociaux et comportements altruistes), nous avions abordé le « suicide » de certains individus appartenant à une société d’insectes (fourmis, termites, abeilles, etc.) et nous avions conclu que ces sacrifices apparents n’étaient jamais vraiment altruistes dans la mesure où le bénéfice pour l’individu est presque toujours la transmission de ses gènes (les fourmis par exemple sont toutes stériles et génétiquement proches les unes des autres). Il n’en reste pas moins que, dans ces communautés bien soudées, des individus perdent « volontairement » leurs vies au profit de l’ensemble du groupe.
* le harcèlement sexuel : ne jamais laisser la possibilité à un autre mâle de vous supplanter : c’est la règle d’or pour transmettre ses gènes. Les insectes ont « inventé » de nombreuses parades pour l’éviter : présence de crochets pour empêcher la femelle de se débarrasser du mâle durant la copulation (punaises d’eau), pose de bouchons dans le canal génital de la femelle après l’acte, organes reproducteurs en forme d’écouvillon pour éliminer toute trace d’une éventuelle autre semence, blocage de la tête de la femelle pour contrôler l’endroit où elle va pondre (libellule), etc.
* l’esclavage : c’est notamment chez les fourmis que l’on trouve cette aptitude à capturer des ouvrières d’autres fourmilières pour les ramener vivantes afin qu’elles deviennent une main-d’œuvre exploitable. Bien qu’elles émettent des phéromones différentes, ces prisonnières sont parfaitement intégrées au groupe et – détail surprenant – elles ne se rebellent pratiquement jamais
* la provocation délibérée : les pompiles sont des guêpes solitaires (donc des hyménoptères) dont la particularité est la chasse des araignées. Il en existe de nombreuses espèces (au moins 150 espèces rien que pour la France) comme la guêpe noire, un chasseur d’araignées hors du commun. La plus célèbre est toutefois la pompile chasseuse de mygales qui arpente les forêts tropicales. La mygale est une araignée qui ne tisse pas de toile mais chasse à l’affût puis, si besoin, à la poursuite. La guêpe pompile le sait et elle va se poster devant le terrier de la mygale et chercher à la faire sortir en frappant le sol avec ses pattes ou en voletant bruyamment. Le combat qui s’en suit est souvent à l’avantage de la guêpe (dans 2/3 des cas environ) qui paralyse l’araignée qui reste évidemment vivante. Bien que plus petite, la pompile est incroyablement forte et est capable de tracter le corps de la mygale parfois sur de longues distances jusqu’à son propre terrier (qu’elle retrouve toujours car elle a une mémoire photographique). Elle pourra alors pondre un œuf sur sa proie afin de nourrir la larve qui en émergera avec de la chair longtemps fraîche.
L’ÉVOLUTION EST TOUJOURS EN COURS
Les millions d’espèces d’insectes, comme on vient de le voir, se sont adaptées au fil du temps afin de survivre mais il s’agit d’un combat permanent : face aux prédateurs qui inventent sans cesse de nouvelles armes d’attaques, ceux qui ne savent pas – ou ne peuvent pas – s’adapter sont appelés à disparaître…
Le cas désespérant de certaines lucioles
Les insectes ne sont bien sûr pas les seuls à avoir organisé des conduites extraordinaires pour piéger les autres mais elles relèvent toujours des mêmes mécanismes évolutifs. L’araignée ogre (Araneus ventricosus) n’est évidemment pas un insecte puisqu’elle fait partie des arachnides mais elle sait attraper certains insectes, ses proies.
En Chine, les lucioles Abscondita terminalis émettent de nombreux signaux lumineux de la mi-mai à la mi-juin afin de trouver des partenaires. Jusque là, rien d’extraordinaire. Les mâles envoient de rapides séries d’éclairs tandis que les femelles se signalent par des émissions isolées qui permettent aux mâles de les repérer et de les rejoindre : c’est alors qu’un piège mortel peut se mettre en place. L’araignée ogre précédemment évoquée capture un des mâles mais elle ne le tue surtout pas : les scientifiques ont pu mettre en évidence que l’araignée capture uniquement des mâles qu’elle enroule dans un cocon de soie avant de les mordre sans les tuer. Les lucioles mâles ainsi mordues continuent alors à émettre des signaux lumineux mais à une fréquence bien inférieure qui se rapproche de celle des femelles : le piège peut alors se refermer sur d’autres mâles.
Combien a-t-il fallu de millions d’années pour que cette technique de chasse s’implante durablement dans l’ADN du petit prédateur, combien de hasards, de retours en arrière, d’expériences ratées ? Et combien de temps faudra-t-il aux lucioles pour trouver la parade ?
Les araignées myrmécomorphes
Les fourmis sont incroyablement nombreuses et, d’une certaine manière, on peut dire qu’elles dominent le monde. Certaines araignées dites myrmécomorphes sont capables d’imiter une fourmi. Bien sûr, contrairement à l’insecte visé, elles ont huit pattes mais aucune importance, ces araignées dont le corps ressemble par ailleurs étonnamment à celui d’une fourmi, vont brandir leur première paire de pattes à la façon d’une paire d’antennes, certaines allant même jusqu’à secréter des phéromones qui peuvent (un temps) tromper les insectes. Le but de la manœuvre est de fondre par surprise sur une fourmi isolée sans éveiller les soupçons de ses autres congénères. La manœuvre est toujours risquée car les fourmis sont, elles-aussi de redoutables prédatrices. En réalité, le plus souvent, l’araignée myrmécomorphe se sert de son déguisement surtout pour échapper à ses propres prédateurs car de nombreux animaux trouvent les fourmis désagréables ou dangereuses à manger…
Ces deux exemples nous prouvent que les luttes proies/prédateurs sont permanentes dans la nature et concernent toute la chaîne du vivant… sauf que la présence de plus en plus prégnante de l’homme risque de rebattre les cartes.
L’AVENIR EST INCERTAIN
Comme on vient de le voir, l’Évolution, par le biais de la sélection naturelle, permet aux insectes d’élaborer de nombreuses stratégies pour subsister et se reproduire. Toutefois, comme pour toute forme de vie sur Terre, en cas de modification significative de l’écosystème qu’ils occupent, il leur faudra s’adapter et c’est là que le bât blesse car, si par le passé, des modifications parfois substantielles ont eu lieu, chaque fois, ils ont disposé d’un certain temps pour s’adapter (du moins les espèces qui ont pu survivre). Toutefois, depuis quelques siècles, l’homme modifie l’environnement de tous à une rapidité délétère…
Lors de son voyage avec le Beagle qui allait déterminer ses réflexions sur l’évolution du vivant, Charles Darwin raconte l’anecdote suivante : le Beagle ayant fait escale au Brésil dans ce qui allait devenir la baie de Rio de Janeiro, il lui fut impossible de dormir la première nuit. En effet, bien que le bateau soit amarré à plusieurs encablures du rivage, un bruit permanent dominait tous les autres, une sorte de bourdonnement paroxystique dû à l’activité nocturne de millions d’insectes. Darwin revivrait aujourd’hui dans les mêmes conditions qu’il observerait une formidable différence car la présence de l’homme a gommé cette vie trépidante…
Les insectes représentent 85% de la biodiversité animale et, selon l’estimation des scientifiques, il en existe 1,3 millions d’espèces décrites existant actuellement sur Terre avec plus de 10 000 nouvelles espèces découvertes chaque année (surtout dans les canopées des forêts tropicales, amazoniennes notamment). Pourtant, ces chiffres ne représentent que les insectes dûment identifiés puisqu’une extrapolation fondée sur des études récentes évalue le nombre total d’espèces d’insectes à environ 70 millions (dix milliards de milliards de ces animaux seraient vivants en même temps à un instant T…).
L’action de l’homme sur la nature et son influence sur le dérèglement climatique ont pour conséquence principale que 90% des espèces d’insectes n’ayant pas encore été cataloguées auront disparu avant leur identification. Preuve s’il en était besoin que, en dépit de leur extrême faculté d’adaptation, le changement de leur environnement, contrairement à ceux des temps passés, va trop vite. La sélection naturelle ( ?) sera ici aussi impitoyable.