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On sait depuis longtemps que certains animaux se soucient de leurs congénères porteurs d’un handicap : les éléphants, par exemple, prennent en charge un membre du troupeau ayant du mal à avancer en l’aidant avec leurs pattes ou leurs défenses, parfois même en faisant emprunter à toute la troupe un itinéraire moins périlleux. Ailleurs, d’autres animaux n’hésitent pas à voler au secours de l’un des leurs en difficulté comme ces baleines à bosses venant aider un congénère attaqué par un orque ou le chien de prairie qui émet des cris d’alerte au risque de se démasquer aux yeux du prédateur : empathie, générosité subite ou simple geste de solidarité ?
Les prédécesseurs de l’homme moderne ont, eux aussi, eu recours à ces comportements en apparence désintéressés comme on va le voir ci-après. Et il semble bien que ces gestes plutôt étonnants remontent à loin dans notre passé archéologique.
Paléocompassion
Les scientifiques nous expliquent que la prise en charge d’individus présentant des anomalies diverses remonte à loin : dans la grotte espagnole de Sima de los Huesos ont été mis au jour les restes de 28 pré-Néandertaliens ayant vécu il y a plus de 500 000 ans. Or, parmi eux, le crâne asymétrique d’une enfant d’environ 10 ans (surnommée Benjamina par les archéologues) présentait des signes évidents de multiples pathologies neurologiques (dont au moins une apparaissant avant l’âge de cinq ans) rendant totalement impossible un comportement autonome en groupe et pourtant il semble qu’elle n’ait pas été marginalisée. Ailleurs, toujours en Espagne (Cova Negra) ce sont les restes d’un enfant trisomique qui ont été retrouvés. Ici aussi, une surveillance toute particulière a dû être effectuée avant sa mort à l’âge de six ans.
Les avis des spécialistes sont divergents sur le sujet : certains évoquent un
altruisme véritable tandis que d’autres parlent d’égoïsme ou plus spécifiquement d’une nécessaire réciprocité et donc non de compassion mais de simples liens fonctionnels
entre membres d’un même groupe. Une question se pose toutefois : ces enfants très diminués demandaient à l’évidence des soins constants et une surveillance permanente que même la mère la plus attentionnée ne pouvait assurer seule. Un simple réflexe conditionné de la part d’un entourage indifférent semble quand même une explication un peu trop facile.
Les pratiques funéraires peuvent donner une indication
En Israël, à Quafzeh, a été découverte une dizaine de sépultures âgées d’environ 100 000 ans contenant les restes de jeunes lourdement handicapés ayant bénéficié de soins funéraires spéciaux. Pour l’un d’entre eux âgé de 13 ans et qui souffrait de troubles neurologiques très lourds à en juger par son crâne (mais qui avait néanmoins survécu), une sorte de rituel avait été mis en place : allongé sur le dos, jambes repliées, on avait placé sur sa poitrine les deux bois d’un cervidé comme si on avait voulu lui faciliter son voyage dans l’au-delà.
Plus près de nous, citons l’homme (néandertalien) de la Chapelle aux Saints dont la sépulture fut découverte en Corrèze et qui présentait la particularité d’être incroyablement âgé (50 à 60 ans) à une époque, il y a 50 000 ans, où l’espérance de vie était très faible (25 à 30 ans en moyenne mais en tenant compte d’une mortalité infantile très élevée). L’individu souffrait pourtant d’arthrite cervicale, d’une hanche dystrophique, d’un genou très abimé et d’une absence complète de dentition : comment imaginer qu’avec un tel handicap un individu âgé (et donc de toute façon peu productif) ait pu vivre si vieux sans l’aide de son entourage ?
Bien d’autres sépultures ont été mises au jour qui avait en commun le soin très particulier apporté à la disposition des corps d’individus souffrant de divers handicaps presque toujours incompatibles avec une survie en solitaire. Comme si l’entourage souhaitait permettre aux différents sujets d’aborder le mieux possible leur dernier voyage. C’est, par exemple, le cas du jeune homme de Romero (au nord de la Calabre, en Italie) inhumé il y a plus de 10 000 ans : âgé d’un peu moins s’une vingtaine d’années, il était atteint de nanisme et avait été enseveli en compagnie d’une femme plus âgée que lui dont le bras entourait son corps dans un geste évident de protection. Comment expliquer de tels comportements si ce n’est par la prise en compte de « l’autre » même s’il est différent et une charge pour le groupe dans lequel il vit ?
Médecine archaïque
Il est très difficile de se faire une idée de la façon dont les premiers humains traitaient les affections touchant certains d’entre eux : seule l’étude des squelettes peut parfois nous renseigner.
Il y a quelques années (en 2020) le squelette d’un jeune homme d’une vingtaine d’années portant la marque d’une amputation volontaire et mort il y a 31 000 ans a été mis au jour à Bornéo (grotte de Liang Tebo). Son pied gauche était manquant mais il ne pouvait s’agir d’une amputation accidentelle (à la suite, par exemple, d’une morsure d’animal) en raison de la maîtrise certaine de la chirurgie pratiquée ainsi que d’une série de soins postopératoires. Suite à cet acte traumatisant, le jeune homme put survivre plusieurs années : il fallait donc une connaissance anatomique relativement précise et de bonnes notions d’asepsie pour juguler une infection quasi-automatique (sans parler des « instruments » adéquats) pour réussir ce type d’intervention.
Au néolithique, on trouve également nombre de trépanations dont il est logique de penser qu’elles ne furent certainement pas toutes pratiquées à titre rituel. On perce ici le crâne pour soulager un cerveau souffrant (par exemple d’hyperpression aigüe générant de considérables maux de tête). Cette intervention n’est pas si facile : il faut scalper le sujet afin de prélever une rondelle osseuse que, dans un deuxième temps, on remplace, par raclage ou grattage, par un implant en os ou un coquillage. Par l’étude de la cicatrisation osseuse des bords on sait que plus de deux opérés sur trois survécurent sur la dizaine de cas étudiés… malgré les lourdes conséquences possibles de l’acte (céphalées, troubles visuels voire cécité, troubles psychomoteurs, etc.).
Pour des raisons facilement compréhensibles, il est bien plus
difficile de se faire une idée de la pharmacopée (« médicaments ») alors utilisée. Récemment néanmoins, des scientifiques australiens ont réussi à mettre en évidence, chez un néandertalien dont le squelette date d’environ 50 000 ans, l’ingestion de bourgeons de peupliers contenant de la salicine dont on connaît les vertus anti-inflammatoires voire antalgiques (le sujet souffrait d’un volumineux abcès dentaire). On peut aujourd’hui affirmer que de nombreuses autres plantes aux vertus curatives furent utilisées par nos lointains ancêtres parmi lesquelles
- l’achillée millefeuille et la camomille aux attributs sédatifs et analgésiques (sépulture néandertalienne de Shanidar dans le Kurdistan irakien),
- des restes de cônes d’éphédra utilisée comme vasoconstricteur limitant les pertes hémorragiques et soulageant la douleur lors des interventions chirurgicales rudimentaires que nous venons d’évoquer (grotte des Pigeons, Maroc). On a également retrouvée des restes de cette plante dans une tombe âgée de 15 000 ans dans la grotte de Taforalt, en Afrique du nord, c'est-à-dire toujours bien avant l’invention de l’agriculture,
- plus près de nous, l’acacia, la myrrhe, l’aloès sont décrits pour leurs propriétés antiseptiques ou laxatives dans des papyrus datant de la XVIIIème dynastie égyptienne (1600 avant notre ère)
Les archéologues de la préhistoire signalent aussi l’usage de substances thérapeutique d’origine minérale telles l’ocre, des huiles aromatiques comme le nard, des argiles riches en silicates aux effets cicatrisants et absorbants et ce dès la plus haute antiquité.
On peut donc supposer que les prédécesseurs de l’homme moderne possédaient déjà une certaine expérience dans la « réparation » de leurs proches, ne serait-ce qu’acquise de façon empirique. Mais, précisément, comment ce « savoir » pouvait-il se transmettre au fil des différentes générations ?
Corporation de soignants
Il semble donc plus que probable que, durant ces temps anciens, il existait une sorte de solidarité entre les vivants de même origine, une solidarité permettant la prise en charge des handicapés et de certaines personnes âgées (pour l’époque). Ce qui amène à se poser la question de savoir si certains membres de ces sociétés primitives ont pu se constituer en corporations de soignants. En pareil cas, le fait de disposer de connaissances utiles pour les autres place les « sachants » en position de force pouvant aboutir à l’apparition de chamans préhistoriques. C’est ce que semble vouloir prouver une sépulture bien particulière, celle dite de la « chamane » de Bad Durrenberg.
La chamane de Bad-Durremberg
Dans une tombe datant d’environ 7 000 ans découverte en Allemagne en 1934 puis réétudiée en 2020 a été mis au jour le squelette d’une femme d’une trentaine d’années entourée d’objets bien particuliers.
Le squelette de cette femme présente des déformations du trou occipital et de la première vertèbre : les cas modernes analogues nous renseignent sur le tableau clinique qu’elle devait présenter de son vivant : mouvements spasmodiques et pertes de conscience inopinéees ainsi que des troubles de la vision associés à des mouvements incontrôlables des yeux, toutes infirmités inhabituelles qui ont probablement été interprétées par son entourage comme étant des pouvoirs spéciaux voire surnaturels.
C’est en étudiant les objets funéraires enterrés avec elle qu’on a pu se poser la question de la place très particulière que la femme devait tenir dans son « groupe de vie » : un nouveau-né avait été déposé dans la tombe bien après sa mort (les analyses archéogénétiques ont montré qu’il s’agissait de son arrière-arrière-petit-enfant) ; une centaine de squelettes d’animaux (chevreuils, sangliers, cerfs, grues, bisons, castors, etc.), des coquillages, des silex taillés, une hache, tandis qu’elle était affublée d’une étrange coiffe cérémonielle constituée de morceaux d’os et de dents d’origine animale. On peut avancer sans trop se tromper qu’il s’agissait d’une personne très respectée par les siens, certainement pour sa « sagesse » et ses visions de l’au-delà. Il s’agit là de la preuve indirecte que les individus « différents » n’étaient certainement pas rejetés d’emblée mais, bien au contraire, respectés (ou craints). Leur survie qu’ils n’auraient pas pu espérer en restant isolés montre la compassion exercée par le reste de la communauté qui les hébergeait.
Prise en charge des individus différents
On peut penser que, dans les temps préhistoriques, des hommes et des femmes ont pu se spécialiser dans les soins apportés aux autres, d’autant plus appréciés que ces soins demeuraient incompréhensibles pour le commun des mortels et apparaissaient probablement comme des opérations quasi-magiques… Après tout, à notre époque d’une médecine moderne très efficace car s’appuyant sur des examens complémentaires chiffrés et reproductibles et des techniques plus ou moins invasives confirmées, il existe encore bien plus qu’on le croit des guérisseurs et autres rebouteux.
Pour que ces indidus différents voire lourdement handicapés aient pu être protégés par leur entourage, il est difficile de ne pas admettre qu’une certaine compassion pour le défavorisé a depuis longtemps fait partie de la pratique d’homo sapiens et de ses prédécesseurs parfois lointains. Une leçon à méditer en ces temps troublés que nous vivons actuellement.
Sources :
* revue l'Histoire, 528, février 2025, pp. 66-71
* Encyclopaedia Britannica
* Wikipedia France, Wikipedia US
* www.nationalgeographic.fr
Images :
1. Troupeau d’éléphants (source : fr.dreamstime.com)
2. La Sima de los Huesos en Atapuerca (Burgos) (source : lugaresconhistoria.com)
3. Crâne de Benjamina à Sima de los Huesos (source : museoarqueologicovirtual.blogspot.com)
4. homme de la Chapelle-aux-Saints (source : donsmaps.com)
5. Ephedra (source : worldbotanical.com
6. achillée millefeuille (source : pixabay.com)
7. c haman de Bad-Durrenberg (source : redcementeriospatrimoniales.blogspot)
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