« L'explosion » du Cambrien et les animaux du schiste de Burgess
C'est à l'époque du Cambrien que se situe un épisode énorme de diversification avec la première apparition dans les archives fossiles d'animaux multicellulaires dotés de parties dures. Il est apparu à ce moment là – et en peu de temps – un nombre considérable de nouvelles espèces comme « venues du néant ». Aujourd'hui, beaucoup de fossiles antérieurs datant du Précambrien ont été découverts mais la prolifération soudaine du Cambrien reste en partie difficile à comprendre. Les animaux du schiste de Burgess (- 530 millions d'années) datent de peu de temps après. Incroyable coup de chance : le contexte particulier du schiste a permis de préserver les traces des parties molles de ces animaux, parties molles dont on sait qu'elles ne sont pratiquement jamais conservées (d'où les fossiles souvent assimilés à quelques os, voire à une ou deux dents). Or les parties molles, seules, permettent de comprendre la conformation et le degré de diversité des anciens animaux. Comme ils sont la seule grande faune d'animaux à corps mou de cette époque ancienne, les animaux du schiste de Burgess sont une sorte de témoins du moment où naquit la vie moderne dans toute son ampleur.
L'interprétation de Walcott
Charles Doolitle Walcott fut un des plus illustres paléontologues de son époque au point qu'il dirigea durant de nombreuses années le Smithsonian Institute de Washington, un des lieux les plus prestigieux de la discipline. Découvreur du site de Burgess, il chercha donc à interpréter, à l'aune des connaissances de l'époque, les étranges animaux découverts dans la couche de schiste (on pense que ces « habitants » d'un talus de boue situé à la base d'une haute muraille furent emportés lors d'un mini-tremblement de terre vers des bassins stagnants et dépourvus d'oxygène – et donc à l'abri de la décomposition et des charognards). Pour Walcott, suivant en cela les idées de son temps, il était impensable que ces animaux n'aient pas donné des « descendants » aussi est-ce la raison pour laquelle il chercha à les faire entrer de force dans des « moules », des « lignées » ayant conduit à la faune actuelle. En effet, Walcott pensait que l'Homme se situe au sommet de la hiérarchie animale, qu'il en est, en quelque sorte, le maillon évolutif ultime et que toute la chaîne de l'Evolution, depuis la première cellule procaryote, n'est qu'une longue marche vers le « progrès », une longue marche vers l'Homme. Selon cette analyse, forcément, les animaux de Burgess étaient donc des formes dites primitives ou archaïques des animaux contemporains.
Réinterprétation de la faune de Burgess
Il aura fallu attendre des décennies pour repenser cette classification pour le moins arbitraire. Les fossiles réétudiés ont montré que la plupart d'entre eux n'ont donné aucun descendant dans aucune lignée actuelle bien que n'étant en aucune façon défavorisés fonctionnellement par rapport aux autres. Mieux, les solutions adaptatives apportées par certains de ces fossiles étaient tout à fait astucieuses et originales... Ces animaux anciens représentent, miraculeusement conservés, une étape de la Vie avec ses possibilités innombrables. Toutefois, puisqu'ils n'ont donné aucun descendant, il faut bien admettre l'intervention « d'extinctions » massives – et surtout aveugles – comme critères de sélection. C'est ce qu'ont cherché à établir les scientifiques qui ont réétudié ces fossiles, étude qui se poursuit toujours, puisque nombre d'entre eux n'ont pas encore pu être convenablement examinés.
Au bout du compte, quelles leçons peut-on tirer de cette étude ?
En premier lieu, une idée paraît acquise : les formes de vie décrites dans le schiste de Burgess ne sont en aucune manière archaïques et/ou primitives. Elles représentent simplement, non pas des impasses de l'évolution, mais bel et bien des lignées authentiques n'ayant pu fournir de descendance pour des raisons, certes inconnues, mais sans rapport avec leurs qualités intrinsèques.
On peut avancer ensuite que la sélection naturelle a été dans ce cas « aveugle », ne retenant que certains au détriment d'autres sans qu'il existe de raisons adaptatives spéciales, ce qui laisse supposer que cela a été également le cas lors des autres grandes extinctions massives : le hasard mais pas la nécessité... Il ne s'agit d'ailleurs pas en réalité d'un hasard au sens général du terme, mais de ce que Gould appelle « la contingence ». Autrement dit, s'il nous était possible de remonter de manière précise sur la réalité de ces extinctions, on trouverait une foule de « détails » dont l'accumulation logique conduit à la solution retenue par la Nature mais en sachant qu'une reprise au début des évènements étudiés conduirait à une autre solution évolutive... Il paraît en effet fort improbable que ces « détails » puissent se reproduire en nombre et en suite logique identiques ; chaque nouveau démarrage de l'histoire produirait une solution différente : l'Homme, de ce point de vue, est un accident historique. On peut donc dire que la contingence – c'est en tous cas ce que j'en comprends – est la résultante d'un mélange associant hasard (la solution retenue) et déterminisme (la suite des détails accidentels ayant conduit à l'état actuel), et que ce « mélange » finit par devenir une « chose en soi », la véritable essence de l'histoire.
L'étude de la faune du schiste de Burgess a également permis de comprendre que la Vie, dès le début, était extraordinairement polymorphe, apportant presque d'emblée une multitude d'adaptations possibles au monde vivant. Par la suite, et en raison des extinctions massives (ce que certains nomment « décimations »), il s'est produit un appauvrissement des spécificités vivantes, appauvrissement que nous vivons encore aujourd'hui (surtout depuis l'apparition de l'Homme comme animal dominant).
Dès lors, on comprend que rien n'est jamais écrit au départ et que, plus encore, l'orientation vers la survie des espèces qui ont conduit à l'émergence de l'Homme est du domaine de l'accidentel. Comme le dit Gould (c'est ce que j'évoquais ci-dessus), si on refaisait, à la manière d'un film, le chemin à l'envers, il est statistiquement certain que l'Evolution n'emprunterait pas le même chemin : des millions de probabilités différentes seraient qualifiées avant de (peut-être) en revenir au monde actuel. En somme, il n'existe pas de schéma évolutif particulier.
Glossaire
* Schiste : un schiste est une roche métamorphique d'origine sédimentaire (souvent une argile) qui, sous l'action de la pression et de la température, a acquis un débit régulier en plans parallèles que l'on appelle plans de schistosité
* Cambrien : le Cambrien, qui s'étend de - 542 à - 488 millions d'années, est la première des six périodes du Paléozoïque (ou ère primaire)
* Cellule procaryote : cellule primitive qui ne contient ni noyau, ni organites par opposition aux cellules eucaryotes
* Contingence : la contingence est le pouvoir de se produire ou pas et donc le contraire de la nécessité.
Brêve : un petit ver marin, ancêtre des vertébrés
C'est un petit squelette fossile de 5 cm, qui rappelle le ver ou l'anguille... Pikaïa gracilens, disparu depuis plus de 500 millions d'années, a pourtant une longue histoire et une grande postérité. Car en le décrivant pour la première fois, l'équipe des paléontologues canadiens Simon Conway Morris et Jean-Bernard Caron a prouvé qu'il était le plus primitif chordé connu : soit un membre du groupe dont sont issus tous les vertébrés, et donc... les mammifères ! Sa découverte remonte à 1911, dans les schistes de Burgess (Canada). Sommairement étudié, Pikaïa est alors classé avec les vers. L'hypothèse de son appartenance aux chordés n'est lancée que dans les années 70, sans réelle preuve. C'est désormais chose faite grâce au méticuleux travail de description effectué par les paléontologues canadiens. Ils ont mis en évidence sa bouche entourée de deux petits tentacules, entre 4 et 9 paires d'appendices un peu en dessous de sa tête, ainsi que l'existence de vaisseaux sanguins et de myomères - des faisceaux de muscles. Mais surtout, ils ont pointé la présence d'un tube neural et d'une "chorde", la structure cartilagineuse qui définit l'appartenance aux chordés. Des découvertes qui ouvrent de nouvelles pistes de réflexion sur le mode de vie et surtout sur l'origine de ce groupe fondamental pour comprendre les animaux actuels.
(in Science & Vie, n° 1136, p. 13, mai 2012)
Brêve 2 : nouvelles découvertes sur Hallucigénia sparsa
Avec ses longues épines dorsales, on dirait un personnage de l'univers des Pokémon. Mais Hallucigenia sparsa était un ver minuscule qui a vécu il y a 508 millions d'années. Une nouvelle étude canado-britannique vient d'élucider certains de ses mystères, chambardant le monde de la paléontologie.
«Nous avons découvert qu'Hallucigenia avait le pharynx tapissé de petites épines qui agissaient comme des dents pour le traitement de la nourriture», explique Martin Smith, de l'Université de Cambridge, qui, avec un collègue ontarien, publie dans la revue Nature une nouvelle analyse d'un fossile découvert il y a 100 ans dans les schistes de Burgess, dans les Rocheuses. «On pensait que ce type d'épines du pharynx était apparu plus tard dans l'évolution. Nos résultats montrent qu'elles étaient présentes dans les espèces qui sont les ancêtres d'une foule d'insectes et de crustacés.»
Hallucigenia, qui faisait environ un centimètre de longueur, a reçu son nom dans les années 70, quand un célèbre paléontologue britannique, Simon Conway Morris, a découvert que la classification initiale du fossile comme un simple ver était inexacte et qu'il avait des tentacules d'un côté du corps et des épines de l'autre. «C'était l'époque des drogues hallucinogènes, et Hallucigenia avait vraiment l'air sorti d'une hallucination», dit M. Smith.
Mais cette reclassification contenait elle aussi une erreur fondamentale: Conway Morris pensait qu'Hallucigenia marchait sur ses épines. Une nouvelle étude en 1991 a découvert que les tentacules dorsaux étaient en réalité des pieds.
La nouvelle étude canado-britannique ajoute la description de la tête d'Hallucigenia. «Personne n'avait jamais pu l'examiner, parce qu'elle est trop petite, dit M. Smith. On avait peur de la détruire en essayant de la dégager de la pierre.» Le fossile était conservé au Musée royal de l'Ontario à Toronto (ROM). Les schistes de Burgess sont l'un des sites les plus importants du monde pour les fossiles de l'«explosion du cambrien», une période d'une cinquantaine de millions d'années où la diversification de la vie, apparue sur Terre il y a 3,8 milliards d'années, s'est accélérée.
publié le 29 juin 2015 par Mathieu PERREAULT, La Presse (Canada)
Images:
1. Stephen J. Gould (sources : www.stephenjaygould.org)
2. le mont Burgess et son lac (Canada, Colombie britannique)
3. les animaux du schiste de Burgess. Beaucoup de ces êtres n'ont donné aucun descendant actuel : ils étaient pourtant aussi bien armés que les autres, certains ayant même développé des solutions très originales. (source : maxicours.com)
4. la carte de la Terre au cambrien (sources : www.alex-bernardini.com/)
Mots-clés : Stephen J Gould - livre de Gould : "la vie est belle" - Charles Doolittle Walcott - cambrien - Harry Whittington - "explosion" du cambrien - extinctions de masse - sélection naturelle - contingence - hasard - déterminisme
(les mots en gris renvoient à des sites d'informations complémentaires)
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Mise à jour : 28 mars 2023