Lorsqu’on regarde un chat jouer avec un chien Yorkshire, on sait implicitement qu’il s’agit d’animaux d’espèces distinctes mais même s’il arrive un Saint Bernard, là encore, on comprend immédiatement que le grand chien et le Yorkshire sont totalement de la même espèce qui est complètement différente de celle du chat ; cependant, par la taille, la morphologie et la vitesse des mouvements, le chat et le Yorkshire se ressemblent bien plus que chacun d’entre eux ne ressemble au Saint Bernard. Comment peut-on si facilement faire cette distinction ? Est-ce uniquement un acquis culturel ? Existe-t-il des animaux ou des plantes pour lesquels il serait facile de faire des confusions entre espèces différentes ? Au fond, qu’est-ce qu’une espèce d’êtres vivants ?
La perception des espèces avant Darwin
C’est Charles Darwin qui, au terme d’années d’observations et après une très longue réflexion, introduisit la notion d’évolution, c'est-à-dire le fait que les espèces se transforment au fil du temps, certaines d’entre elles s’éteignant à jamais. Avant lui, le monde était fixiste : jusque là, même pour les esprits instruits, les espèces étaient immuables et créées une fois pour toutes. Les fossiles ? Pour certains, ils avaient été placés tels quels dans les sédiments par un Dieu créateur dont les desseins restaient impénétrables ; pour d’autres, il s’agissait des restes d’espèces disparues lors de cataclysmes anciens (comme, par exemple, le Déluge biblique) d’où les théories dites « catastrophistes » qui prévalaient alors (voir le sujet : le rythme de l'évolution des espèces).
Depuis la plus haute antiquité, on savait bien que des espèces différentes peuplent notre globe : il existait donc forcément une notion intuitive de la biodiversité mais sans qu’on aille plus loin. A l’aube de l’ère contemporaine, Linné (1707-1778), le fondateur de la systématique moderne, propose une définition fondée sur la ressemblance : pour lui, une espèce est « un ensemble d’individus qui engendrent par la reproduction d’autres individus semblables à eux-mêmes ». Toutefois, quand on l’interroge sur le mécanisme qui entraîne cette ressemblance, il est plus laconique en précisant : « Nous comptons aujourd’hui autant d’espèces qu’il y eut au commencement de formes diverses créées. » Il s’agit d’une approche théologique qui situe le problème hors d’un cadre scientifique.
Cette approche est partagée par l’ensemble des savants de l’époque. Cuvier (1773-1838), par exemple, précise quant à lui que « l’espèce est la réunion des individus descendus l’un de l’autre et de parents communs. » Buffon (1707-1788) est sensiblement du même avis même s’il introduit la notion de capacité de reproduction en constatant que certains individus qui se ressemblent en apparence comme l’âne et le cheval ne peuvent donner que des descendants inféconds ce qui semble démontrer qu’il s’agit en pareil cas d’espèces différentes.
Avant la théorie de l’évolution, il est donc clair qu’il n’existe aucune réponse scientifique à la question : on peut reconnaître les différentes espèces mais elles n’existent que comme des entités distinctes et immuables.
La révolution darwinienne ou la notion d’espèce repensée
Disons-le d’emblée : la recherche de la définition la plus exacte de la notion d’espèces a fait l’objet de milliers de publications scientifiques, livres, conférences, débats contradictoires, etc. et ses détails sont encore âprement disputés dans les cercles concernés. Sans entrer dans les polémiques savantes, nous allons donc nous efforcer de résumer ce qui semble être un consensus de base, le plus petit dénominateur commun en quelque sorte… Plusieurs approches – heureusement complémentaires – permettent de cerner de manière plus scientifique ce que nous appelions en préambule le « savoir implicite » de ce que sont les espèces.
* délimitation sur la ressemblance : la taxinomie
La taxinomie (ou taxonomie) est la science dont le but est de décrire les êtres vivants et de les regrouper en entités appelées taxons. Le taxinomiste s’appuie sur les caractères morphologiques des individus et son but est de les identifier, de les nommer puis de les classer. Cette science complète donc la systématique qui, elle, organise le classement des taxons et les relations existant entre eux. Par exemple, on peut identifier un taxon " chien-loup-renard " (approche taxinomique) qui fait partie de la " famille " des canidés, elle-même incluse dans " l’ordre " des carnivores appartenant à la " classe " des mammifères, etc. (abord par la systématique).
Il s’agit là d’une approche classique et le problème est celui des critères retenus pour caractériser les membres d’un même taxon : on s’est rapidement aperçu que certains taxons étaient « approximatifs » car recourant à des concepts usuels (vernaculaires) mais peu scientifiques. Que recouvre, par exemple, le taxon « reptile » ? Des individus plus ou moins proches… et plus ou moins éloignés !
* détermination d’une ascendance commune : la phylogénétique
Il fallait aller plus loin que la simple taxinomie. La phylogénétique aborde l’étude des êtres vivants et de leur évolution dans le temps de façon différente. Ici, on ne cherche pas tant les éventuelles ressemblances entre individus que leurs liens de parenté. Les membres d’un même taxon phylogénétique sont donc génétiquement proches ; on peut dire les choses autrement : les membres d’un taxon sont toujours plus proches génétiquement que chacun d’entre eux par rapport à un individu situé hors du taxon. Or cela ne veut pas dire qu’ils se ressemblent forcément : il peut y avoir des différences importantes (repensons au chien Yorkshire et à son peu de ressemblance avec le loup qui appartient au même taxon). A l’inverse, il existe parfois des ressemblances qui sont dues au hasard de l’évolution qui « trouve » des astuces évolutives voisines chez des individus n’ayant rien à voir les uns avec les autres (on parle alors de convergence évolutive). Par exemple, le loup de Tasmanie, dont l’espèce est aujourd’hui éteinte à cause de l’Homme, ressemblait étrangement à certains chiens : c’était pourtant un marsupial !
Héritières de cette approche, deux disciplines très spécialisées permettent d’aller plus loin dans l’étude des individus : la cladistique (le clade est un taxon qui ne regroupe que les individus dont on est certain qu’ils ont en commun un caractère directement hérité de leur ancêtre) et la phénétique (basée sur l’idée que le degré de ressemblance est corrélé au degré de parenté, discipline d’autant plus intéressante qu’on compare un grand nombre statistique de caractères). Nous entrons ici dans un domaine fort complexe qui n’est pas de notre propos.
* l’interfécondité : le critère biologique
En 1942, le biologiste Ernst Mayr (1904-2005) réintroduisit le concept d’interfécondité en expliquant que « les espèces sont des groupes de populations naturelles, effectivement ou potentiellement interfécondes, qui sont génétiquement isolées d’autres groupes similaires…/… et devant pouvoir engendrer une progéniture viable et féconde. ». Le concept de l’espèce repose donc ici sur ce que l’on appelle l’isolement reproductif, à savoir l’ensemble des barrières biologiques qui empêchent les membres de deux espèces distinctes d’engendrer une descendance viable. Ce concept biologique explique parfaitement la naissance d’espèces différentes lors, par exemple, d’un isolement géographique mais se heurte lui aussi à des limites : comment déterminer cet isolement reproductif chez les fossiles ? Et chez les organismes asexués comme les bactéries ? On sait par ailleurs que, dans la nature, certaines plantes peuvent se croiser sans que les taxinomistes ne les considèrent comme appartenant à la même espèce…
* la notion d’espèces en pratique
On comprend donc qu’il n’est pas si facile de définir avec exactitude ce qui fait l’originalité d’une espèce. Le concept morphologique des ressemblances (ou dissemblances) est pratique mais certainement subjectif (possibilité de désaccords sur les critères retenus) tandis que le concept biologique, s’il va assez bien au monde animal, est bien moins évident dans le monde végétal (hybridations)
Essayons de proposer une définition la plus simple possible mais pas forcément définitive, on en conviendra aisément. Cette définition pourrait être : une espèce est un groupe d'êtres vivants pouvant se reproduire entre eux (interfécondité) et dont la descendance est fertile. Elle est l'entité fondamentale des classifications qui réunit les êtres vivants présentant un ensemble de caractéristiques morphologiques, anatomiques, physiologiques, biochimiques et génétiques, communes.
Autour de la notion d’espèce
Pour terminer ce bref aperçu d’un problème bien moins simple qu’il n’y paraît de prime abord, posons-nous quelques questions – souvent évoquées par le grand public – étant entendu que nous ne saurions évidemment être exhaustifs (que le lecteur n’hésite d’ailleurs pas à en poser d’autres dans les commentaires de cet article).
* Qu’est-ce qu’une sous-espèce ?
On voit parfois cette appellation dans des articles spécialisés ou lors de documentaires animaliers mais qu’est-ce qu’une sous-espèce puisque, stricto sensu, soit les animaux ne peuvent pas se reproduire entre eux et ils sont d’espèces différentes, soit ils le peuvent et ils sont forcément de la même espèce ?
Nous évoquions plus haut la formation d’espèces nouvelles par l’isolement géographique : de quoi s’agit-il ? Lorsque deux populations d’une même espèce se trouvent isolées (par exemple, par la formation d’une île, l’apparition d’un fleuve ou d’une montagne, etc.), ces populations n’étant plus en contact vont progressivement diverger génétiquement (dérive génétique)… jusqu’à devenir des espèces distinctes ne pouvant plus se reproduire entre elles : c'est ce que l'on appelle une spéciation (dite, en pareil cas, allopatrique ou portant sur le territoire). Toutefois, cela prend du temps, un temps durant lequel ces populations n’ont effectivement plus de contact mais pourraient encore se reproduire entre elles si l’île ou le fleuve de l’exemple précédent venaient à disparaître. On désigne ces populations du nom de sous-espèces puisqu’elles sont isolées l’une de l’autre, qu’elles évoluent différemment et donneront des espèces distinctes mais qu’elles peuvent encore prétendre à une descendance commune si l’occasion s’en présente.
* la notion de races est-elle valide ?
Voilà une question à laquelle il ne semble pas difficile de répondre : chaque éleveur de chiens sait bien qu’il existe de nombreuses races différentes chez nos amis à quatre pattes mais qu’en est-il au juste ? La description d’une race de chiens passe par un certain nombre de critères fixés une fois pour toutes et cherchant à décrire un « individu type » appartenant à la race étudiée. On peut donc identifier des caractéristiques, toujours présentes, qui déterminent la race retenue, ici de chiens : on comprendra néanmoins que ces critères sont relativement subjectifs même s’ils s’appuient sur des faits historiques. Bien entendu, puisque tous les chiens appartiennent à la même espèce, ils peuvent se reproduire entre eux (sauf impossibilité physique comme le Yorkshire femelle avec le Saint Bernard) et donner naissance à des individus métis, « sans race ». La « valeur » de telle ou telle race pour l’éleveur ou le propriétaire échappe bien sûr au domaine scientifique pour relever des domaines culturels ou commerciaux.
Chaque groupe d’animaux peut présenter un plus ou moins grand nombre de races : la variabilité est différente selon les espèces, plus importante chez, par exemple, les chiens que chez les chats. Plus floue aussi en botanique ou même la notion d’espèce est sujette à caution…
Et chez l’Homme (qui est un animal) ? Il est difficile de contester le fait qu’il existe des races d’hommes (en tant que médecin, je sais par exemple que certaines affections sont bien plus fréquentes dans une race que dans une autre) mais cette notion reste pour beaucoup du domaine du subjectif et du culturel, voire du politiquement correct, aussi laisserai-je à chacun le soin de tirer sa propre conclusion.
* combien a-t-il existé d’espèces différentes par le passé ?
J’ai écrit à plusieurs reprises que 90% des espèces ayant un jour peuplé la Terre sont aujourd’hui éteintes. Concernant celles vivant sur notre planète actuellement, on estime qu’il en a été décrit scientifiquement environ deux millions, peut-être un peu moins, mais qu’il en reste à identifier… plusieurs dizaines de millions, la plus grande partie d’entre elles concernant les insectes. Par ailleurs, la récente campagne internationale d’étude des espèces vivant dans les fonds marins a été une surprise puisqu’elle a identifié des milliers d’espèces inconnues, notamment dans les grands fonds… Pour résumer, avançons le chiffre – moyen - de cinquante millions d’espèces partageant avec nous notre bonne vieille Terre… et qui représente donc moins de 10% de toutes les espèces ayant vécu sur Terre : le nombre total d’espèces ayant existé (je dis bien d’espèces et non d’individus !) est pharamineux…
* combien en reste-t-il encore à découvrir ?
On vient de le dire : il en reste beaucoup ! Non pas tant pour les gros animaux dont la possible découverte s’évalue en unités mais pour ceux, plus petits, qui vivent loin de l’emprise de l’Homme comme ces milliards d’insectes proliférant dans les canopées des forêts tropicales. La plupart des spécialistes estime que les espèces qui nous sont aujourd’hui encore inconnues représentent au moins cinquante fois la somme de toutes celles que nous avons aujourd’hui décrites or nous n’en découvrons que moins de 20 000 en moyenne chaque année, c’est dire le travail qui reste à faire… d’autant que beaucoup d’entre elles auront disparu avant d’être caractérisées !
* combien d’espèces menacées d’extinction aujourd’hui ?
Effectivement, la domination sans partage de l’espèce humaine, son appétit insatiable pour de nouveaux territoires, obligés ou non, et son esprit de lucre universel entraînent la destruction de nombreux habitats où vivent (survivent ?) nombre de nos compagnons terrestres ; du fait, bien des espèces ont déjà disparu et d’autres sont en grand danger. Certains exemples sont très connus : le Dodo de l’Ile de la Réunion, le loup de Tasmanie déjà évoqué… mais pour combien de disparitions « en silence » ou avec la complicité de quelques grands humanistes trop occupés par l’amélioration ( ?) des conditions d’existence de l’espèce humaine ? Difficile à dire. Les scientifiques évoquent la fourchette suivante : le taux de disparition, depuis deux siècles, est de dix à cent fois supérieur au taux « naturel », c'est-à-dire à celui des âges d’avant la révolution industrielle. Le rythme s’accroit continuellement et les spécialistes les plus optimistes tablent sur une multiplication par 10 dans les prochaines années (soit 1000 à 10 000 fois plus que par la seule Nature). Un constat sans appel.
Sources :
* les mondes darwiniens (ouvrage collectif, éditions Syllepse, 2009)
* Wikipedia France et Wikipedia org (USA)
* Encyclopedia Britannica
* Futura France
Images :
1. la grande galerie de l'évolution du Museum d'Histoire Naturelle, à Paris
(sources : http://fr.academic.ru )
2. chien et chat (sources : http://dakota.d.a.pic.centerblog.net)
3. les journées de la biodiversité, chaque 22 mai, depuis 8 ans
(sources : http://www.cauxcorico.com)
4 cladistique stellare (sources : http://www-laog.obs.ujf-grenoble.fr)
5. Ernst Mayr (sources : commons.wikimedia.org )
6. races de chiens (sources : http://www.qctop.com)
7. loup de Tasmanie (sources : http://www.dinosoria.com)
(Pour lire les légendes des illustrations, passer le pointeur de la souris dessus)
Mots-clés : Charles Darwin – fixisme – catastrophisme – biodiversité – Carl von Linné – classification systématique – Georges Cuvier – Georges-Louis Leclerc de Buffon – taxinomie – taxon – phylogénétique – convergence évolutive – cladistique – phénétique – Ernst Mayr – isolement reproductif – isolement géographique – sous-espèces – spéciation - races – extinctions d’espèces
(les mots en gris renvoient à des sites d'informations complémentaires)
Sujets apparentés sur le blog
2. les mécanismes de l'Evolution
3. le rythme de l'évolution des espèces
4. placentaires et marsupiaux, successeurs des dinosaures
5. la théorie des équilibres ponctués
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Mise à jour : 5 mars 2023