« Evolution et immortalité sont des concepts incompatibles. Si les organismes doivent s'améliorer et se renouveler tous les ans, la mort est un phénomène aussi nécessaire que la reproduction » (Sir Franck Macfarlane Burnet, prix Nobel de médecine 1960).
Peu de systèmes philosophiques et/ou religieux considèrent la mort des individus comme inutile et dommageable pour leur société. Au contraire, est souvent avancée la nécessité « de faire de la place » pour les générations à venir et ce mécanisme de disparition programmée est presque toujours vécu comme quelque chose de parfaitement naturel au point qu’on n’imagine pas une seconde qu’il puisse en être autrement. Une approche purement scientifique de la question ne renvoie pourtant pas forcément aux mêmes conclusions : si beaucoup d’auteurs restent imprégnés d’une approche quasi-philosophique qui fait de la mort un phénomène indispensable au maintien de la vie, d’autres ont longuement réfléchi à l’intérêt de cette mort pour le vivant et c’est cette manière différente de voir les choses que je me propose d’aborder dans ce sujet.
Qu’est-ce que la mort ?
Monsieur de la Palice l’aurait facilement trouvé : la mort, c’est l’absence de vie ! C’est la disparition de cette vie dont nous avons cherché les caractéristiques essentielles dans un sujet précédent (voir article : pour une définition de la vie). Éliminons d’emblée, les problèmes « qui fâchent » : il existe encore des objets dont nous ne savons pas vraiment s’ils sont vivants ou non (les prions, les virus, etc.). En pareil cas, nos observations (et nos définitions) sont encore incomplètes et l’avenir permettra probablement de trancher. Parlons du reste – qui est le plus grand nombre – et évoquons ce dont nous sommes certains.
La mort peut s’évaluer à deux niveaux différents : la mort de la cellule individuelle, que ce soit une cellule unique comme chez les bactéries ou qu’elle fasse partie, avec des millions d’autres, d’un organisme pluricellulaire, et la mort de l’individu précisément composé de ces multiples cellules.
* La cellule individuelle : elle est capable de s’autodétruire par un mécanisme appelé apoptose qui est une sorte de mort cellulaire programmée (Au contraire, les cellules cancéreuses, immortelles, ont perdu cette faculté ce qui caractérise leur dangerosité). Cette apoptose survient naturellement sous certaines conditions comme le stress, des intoxications, des agressions diverses. Toutefois, il peut exister des dysfonctionnements de cette apoptose, soit qu’elle soit réprimée comme dans les cancers déjà cités, soit qu’elle soit mal contrôlée comme, semble-t-il, dans la maladie d’Alzheimer, la maladie de Parkinson, etc.
* L’organisme pluricellulaire : il s’agit ici de la disparition d’un organisme complexe, soit parce que certaines de ses cellules, indispensables au maintien de son existence, ont failli à leur tâche, soit parce que, par un processus de vieillissement, l’ensemble des cellules de l’individu n’ont pas pu se rénover suffisamment au fil du temps, conduisant à ce que certains appellent une « mort naturelle », un principe sur lequel nous aurons l’occasion de revenir. Quoi qu’il en soit, l’individu qui est victime du phénomène ne peut maintenir son métabolisme et doit disparaître, mourir. Or, on peut se poser ici une question fondamentale : au-delà de la mort d’un individu, ce qui, pour lui, est évidemment une tragédie, quel est l’intérêt véritable de cette disparition pour l’espèce à laquelle il appartient, quels avantages réels pour le maintien de la Vie ? Ou, dit autrement, en quoi la disparition de cet individu arrange-t-elle les affaires des autres ? Avant de tenter de répondre à ces questions, voyons d’un peu plus près ce qu’est la mort et ce qu’elle signifie.
Comment meurt-on ?
On peut considérer la mort, ici aussi, de deux points de vue, d’ailleurs complémentaires : celui de l’individu auquel je viens de faire allusion (pour lui totalement abominable) et celui de la population à laquelle il appartient pour laquelle cette mort peut être ressentie comme un élément de renouvellement indispensable. Intéressons-nous d’abord à ce second aspect qui privilégie une approche générale et statistique (je reviendrai secondairement sur l’approche individuelle).
D’un point de vue général, il existe deux abords possibles de la mort :
* une intervention extérieure : ici est fait allusion à une volonté divine (ou à toute autre forme de volonté supérieure). C’est bien connu : les Dieux sont immortels et c’est d’ailleurs en cela qu’ils se différencient du commun des vivants. Au demeurant, dans certaines religions, l’Homme lui-même a perdu sa qualité d’immortel en raison d’une faute antérieure supposée. La mort des Hommes est donc vécue comme la conséquence d’une malédiction ou parfois même d’une punition divine. Elle prend, en pareil cas, toute sa dimension théologique car c’est Dieu qui la décide. Nous n’aborderons évidemment pas ici cet aspect des choses qui échappe quelque peu à la science;
* une intervention intérieure : le processus de sénescence touche la quasi-totalité des êtres vivants. Ceux-ci deviennent de plus en plus fragiles au fur et à mesure qu’ils avancent en âge et, en l’absence d’un accident extérieur, ils finissent tous par mourir d’une cause interne (défaillance d’un organe majeur, rupture ou oblitération d’un vaisseau sanguin, etc.) ou d’une inadaptation aux conditions de leur environnement (la baisse, par exemple, de leurs défenses immunitaires les empêche de résister comme auparavant à une agression bactérienne ; ailleurs, une déshydratation a raison de leur résistance, etc.). Bref, en l’absence d’accidents évidents, on meurt tôt ou tard « de mort naturelle » comme disait Brassens et cela de manière variable selon les espèces considérées : remarquons au passage que les animaux n’ont évidemment pas le même taux de longévité (un rat vit 2 ans, une baleine 2 siècles alors que ce sont tous deux des mammifères) mais on est frappé de constater que, pour une même espèce, cette longévité est toujours la même et que, de plus, elle semble globalement proportionnelle à la taille.
Comment expliquer, à l’échelle des populations, cette nécessité de remplacer les êtres vivants à l’issue d’un temps variable mais à peu près constant d’une génération à l’autre ? La théorie qui paraît la mieux acceptée par l’ensemble des gens est héritée des travaux déjà anciens de Linné, à savoir :
* le mutualisme providentiel : l’idée centrale en est que, pour permettre un développement harmonieux de l’ensemble des espèces vivantes, il est impossible que l’une d’entre elles (a fortiori toutes) soit immortelle ; en effet, si c’était le cas, les « immortels » finiraient pas supplanter les individus normalement mortels… jusqu’à disparaître à leur tour faute de subsistance. La mortalité naturelle des individus est ici corrélée à la reproduction, seule à même de permettre une permanence génétique. Tout se passe comme si la Nature devait être en équilibre – toujours le même - et qu’il existe en conséquence autant de victimes que de prédateurs (prédateur au sens large comprenant aussi bien les maladies infectieuses que certains phénomènes naturels). Il s’agit là d’une idée intéressante, rassurante même, mais toutefois fausse.
* Le néodarwinisme : il faudra attendre Darwin et ses travaux sur la sélection naturelle pour revoir le concept. Dans l’optique darwinienne, la mort est un mécanisme individuel qui devient un moteur de l’évolution pour l’espèce : les prédateurs ne veillent plus comme précédemment à l’équilibre démographique de leurs proies et il existe une compétition incessante dont l’issue est toujours incertaine. Des espèces entières peuvent disparaître si elles n’évoluent pas assez vite, si elles ne s’adaptent pas suffisamment aux changements de leur environnement (par exemple, on peut dire que le « réchauffement climatique » actuel est porteur en lui-même de la disparition de nombreuses espèces). A l’échelon individuel, on se trouve à l’opposé du mutualisme précédent dont le but était de conserver l’équilibre : ici, c’est tout le contraire puisque la prédation permet l’évolution, le changement. En somme, le vieillissement – et donc la mort - serait un mécanisme qui aurait été sélectionné par l’évolution car, s’il ne profite évidemment pas à l’individu, il bénéficierait à l’espèce : en éliminant les plus âgés, il permettrait aux plus jeunes d’accéder plus aisément aux ressources du milieu.
Alors, me direz-vous, tout est bien et la théorie, cette fois, semble rationnelle. Ce serait conclure trop vite car, à y bien réfléchir, l’explication n’est pas si claire que ça. Pour qu’elle soit exacte, il faudrait avant tout que le vieillissement profite effectivement aux populations ce qui est loin d’être le cas : dans un écosystème naturel, les morts sont bien plus souvent le fait d’accidents, de pénuries de ressources, de maladies, de parasitisme, etc. Bref, le vieillissement n’a guère le temps de manifester son intérêt pour l’espèce, les individus étant pratiquement toujours morts avant… De ce fait, la théorie reste imprécise et ne prouve pas que la mort est indispensable au maintien de la vie.
Il existe également un problème, cette fois-ci à l’échelle de l’individu : on sait que celui-ci doit transmettre ses gènes afin d’assurer sa descendance (pour certains scientifiques, comme Richard Dawkins, c’est même son seul et unique intérêt); dans le cas de la reproduction sexuée normale, un individu verra son enfant posséder la moitié de ses gènes tandis que son petit-fils en aura seulement le quart, l’arrière petit-fils un huitième, etc.… or, un individu immortel, toujours jeune, transmettrait chaque fois la moitié de son patrimoine génétique… ce qui est certainement plus gratifiant pour lui !
En somme, quelle que soit l’approche que nous choisissons, la mort ne semble pas si intéressante que cela, ni pour l’individu, ni pour le groupe dont il fait partie. Prenons en note et abordons les choses à présent à l’échelle de l’individu.
Quelles sont les raisons qui pourraient expliquer la mort individuelle ?
Tout se passe, nous l’avons déjà dit, comme s’il existait un mécanisme parfaitement programmé qui oblige finalement l’individu à s’autodétruire ; on sait que cette autodestruction relève au départ du domaine cellulaire – nous l’avons également évoqué – mais cela ne nous explique pas la raison de la concordance de la sénescence et donc de la mort. Plusieurs explications ont été avancées.
· La théorie du taux de vie
Cette théorie part d’une observation peu contestable : chaque fois que l’on « refroidit » un être vivant (de nombreux travaux ont été faits sur la mouche drosophile), celui-ci semble pouvoir vivre plus longtemps (les auteurs de science-fiction ont d’ailleurs largement exploité ce thème avec la cryogénie susceptible de permettre les longs voyages intersidéraux). D’ailleurs – et j’en reviens à une remarque précédente – la longévité des animaux est souvent en rapport avec leur taille : ne dit-on pas que si un éléphant avait l’activité d’un colibri, il brûlerait immédiatement… Tout se passe donc comme si les réactions chimiques étaient en rapport avec la température, une découverte des années 50. C’est également à cette époque qu’on a mis en évidence les effets néfastes pour l’organisme des radicaux libres, sous-produits du métabolisme cellulaire. Alors, existe-t-il vraiment une corrélation entre le vieillissement et la dégradation d’un organisme en rapport avec ses activités chimiques ? On y a cru un certain temps. Malheureusement, de très nombreuses exceptions, manifestement inexplicables par la théorie, ont finalement entrainé son rejet par la majorité des scientifiques… alors qu’elle reste très prisée du grand public !
· Les théories évolutionnistes : (j’utilise volontairement le pluriel car plusieurs approches souvent intriquées ont été avancées).
Dans les années 60 tout d’abord, un des plus grands immunologistes de l’époque, le britannique Peter Medawar émit l’hypothèse dite de « l’accumulation mutationnelle ». Medawar s’appuyait sur l’observation que certaines maladies génétiques se transmettent d’une génération à l’autre parce que les gènes qui en sont responsables ne s’expriment que tardivement dans la vie des individus, après que ceux-ci aient eu des enfants et aient donc transmis le gène nuisible. Tout se passe ici comme si les gènes (et leurs mutations) n’exprimaient leurs actions que de façon relative au temps. Il proposa donc l’explication suivante : les mutations délétères s’accumulent avec le temps, comme des épaves sur la plage de la vie, parce que la sélection naturelle ne les élimine pas si elles n’entravent pas la reproduction. On comprend donc que, en cas d’environnement hostile, la plupart d’entre elles n’auront pas pu se manifester puisque leur porteur aura été éliminé précocement mais que, dans le cas inverse, c’est leur accumulation qui conduit au vieillissement et à la mort. En d’autres termes, le vieillissement est un phénomène collatéral qui ne peut pas être supprimé par la sélection naturelle…
Quelques années plus tard, l’américain George C. Williams va dans le même sens – mais un peu plus loin en formulant la théorie dite de la pléiotropie antagoniste; il explique alors que la sélection naturelle peut laisser s’exprimer (et donc « choisir ») des mutations fortement délétères pour l’individu âgé à la condition que celles-ci améliorent son aptitude à se reproduire : le vieillissement est dû à l’accumulation de ces effets négatifs tardifs et la sélection naturelle, ici, se moque de l’individu âgé pour peu qu’elle ait permis sa meilleure adaptation lorsqu’il était jeune.
Enfin, plus récemment, a été introduite la notion « du soma jetable », le soma signifiant l’ensemble des tissus qui composent un individu. L’auteur, Thomas Kirkwood, nous dit la chose suivante : cela coûte beaucoup d’énergie pour entretenir des cellules et leurs associations multiples (maintien du matériel génétique, mécanismes antioxydants et antivieillissement, synthèse des protéines, épuration cellulaire, etc.)… La Nature est en principe économe et elle n’a pas envie de passer du temps à maintenir en état de fonctionnement un organisme qui, le plus souvent, n’a même pas le loisir de vieillir puisqu’il est détruit par des événements extérieurs (prédateurs, maladies, parasites, etc.) : mieux vaut pour elle investir son énergie dans les fonctions de reproduction. (Je me permets de préciser que, pour la compréhension de l’argumentation, on a parlé en termes « finalistes » - la Nature veut, elle souhaite, etc. - mais, bien entendu, tout cela relève du simple déterminisme…). Donc, pour résumer, la mort n’est finalement qu’un épiphénomène puisque ce qui compte c’est la reproduction et la transmission des informations génétiques… Ensuite, eh bien, ensuite, on laisse aller parce que le reste ne sert plus à rien. On peut donc avancer que la mort de l’individu n’est qu’accessoire et qu’elle ne sert réellement ni à l’évolution, ni à l’espèce…
Et l’Homme dans tout ça ?
Les explications sur le rôle de la mort que nous venons de résumer concernent évidemment l’ensemble des êtres vivants. L’Homme en transformant son milieu se retrouve à part : lui seul a été capable de pousser l’espérance de vie jusqu’à des limites jamais atteintes dans un milieu naturel et sauvage. Lui seul a permis de voir apparaître ce que l’on appelle de « grands vieillards » que ce soit pour sa propre espèce ou pour toutes celles qu’il a domestiquées et/ou réduites en captivité. Et c’est parce que ces individus très âgés ne sont normalement que l’exception dans la Nature que, en les multipliant, on a pu voir apparaître une « sénescence généralisée ».
Il existe bien sûr des disparités importantes entre les différents êtres humains : génétiques, sociaux-culturelles, professionnelles, etc. Pourtant, pour tous ceux qui ont la chance d’arriver à un âge avancé, on voit peu à peu se manifester ces facteurs de vieillissement, ces « épaves sur la plage de la vie » qui, en s’accumulant, conduisent à la « mort dite naturelle ».
Il semble que la Nature - par le biais de l’évolution - a privilégié les phénomènes de reproduction des individus et consacré beaucoup d’énergie à ce que ceux-ci soient de qualité, seul moyen de permettre le maintien des espèces au sein d’un milieu mouvant. La mort, c’est-à dire la disparition des individus une fois qu’ils se sont reproduits, n’est qu’un pis-aller, un dommage collatéral : on aurait pu imaginer qu’il en soit autrement avec, pourquoi pas, un univers occupé par des êtres vivants quasi-immortels dont les naissances ne serviraient qu’à combler les vides des morts par accidents ou permettre une expansion en cas d’élargissement de la niche écologique occupée. Toutefois, dans le grand livre de l’évolution du vivant sur notre planète, la mort est marquée depuis longtemps comme l’une des composantes, certes finale, de la Vie. Il aurait pu en être autrement sans que l’évolution n’en soit réellement entravée mais c’est cette solution qui a été retenue, certainement par hasard.
Il n’en reste pas moins que cette façon de voir les choses se heurte à l’idée communément admise que, pour qu’une population « progresse », il est indispensable que les générations antérieures, usées, s’effacent au profit des plus récentes : c’est le vieil adage « place aux jeunes » ! Et pourtant, comme on vient de le voir, il s’agit là plus d’un apriori que d’une véritable donnée scientifique…
Quoi qu’il en soit, j’espère que cette approche assez inhabituelle de la mort aura permis de comprendre que la science – ici la biologie - doit toujours chercher à se remettre en cause et qu’elle ne doit jamais se contenter d’idées toutes faites, fussent-elles en apparence évidentes et partagées par le plus grand nombre.
Images
1. Fête des morts au Mexique (sources : pinterest.com)
2. Lymphocytes en apoptose (sources : www.cnrs.fr)
3. Sénescence : portrait d'Elisabetha Drum par Michael Ströck (sources : stable.toolserver.org/)
4. Prédateur (sources : www.isabelle-leca.fr)
5. Laisses de mer (sources : www.ecosociosystemes.fr)
6. Par une belle fin d’après-midi, René Magritte, 1964 (sources : www.artadvisory.ch)
(Pour lire les légendes des illustrations, passer le pointeur de la souris dessus)
Mots-clés : mort - cellule - organisme pluricellulaire - apoptose - mort dite naturelle - sénescence - taux de longévité - Carl von Linné - mutualisme providentiel - prédation - sélection naturelle - Richard Dawkins - théorie du taux de vie - radicaux libres - théories évolutionnistes de la cellule - Sir Peter Medawar - George C. Williams - pléiotropie antagoniste - théorie du soma jetable - Thomas Kirkwood
(les mots en blanc renvoient à des sites d'informations complémentaires)
Sujets apparentés sur le blog :
1. l'âme
3. les mécanismes de l'Evolution
5. la notion de mort chez les animaux
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mise à jour : 28 février 2023